travail epouvantable, presque pire encore que la simple identification des elements, car il s’agirait alors de mesurer, de peser et de noter, et en meme temps de faire terriblement attention, car la moindre inadvertance – la pipette qui tremble, une erreur en comptant les gouttes – pouvait tout gacher. Et chaque essai loupe etait affreusement cher. Chaque melange gache coutait une petite fortune... Il allait mettre ce petit bonhomme a l’epreuve, il allait lui demander la formule exacte d’« Amor et Psyche ». S’il la savait, au gramme et a la goutte pres, alors c’etait a l’evidence un escroc, qui avait extorque d’une maniere ou d’une autre la recette de Pelissier pour trouver acces et embauche chez Baldini. Mais s’il la devinait approximativement, alors c’etait un genie olfactif, et comme tel il piquait l’interet professionnel de Baldini. Non que celui-ci revint sur la decision qu’il avait prise de lacher son affaire ! Ce n’est pas le parfum de Pelissier en lui-meme qui lui importait. Meme si ce gars lui en procurait des litres, Baldini ne songeait pas un instant a en parfumer le maroquin du comte de Verhamont, mais... Mais on n’avait tout de meme pas ete parfumeur sa vie entiere, on ne s’etait pas occupe sa vie entiere de la composition des parfums, pour perdre d’une heure a l’autre toute sa passion professionnelle ! Cela l’interessait a present de trouver la formule de ce maudit parfum, et plus encore d’explorer le talent de cet inquietant garcon, qui avait ete capable de lire un parfum sur son front. Il voulait savoir ce que cela cachait. Il etait tout simplement curieux.
— Tu as, semble-t-il, le nez fin, jeune homme, dit-il quand Grenouille eut fini de coasser.
Il revint sur ses pas dans l’atelier, pour poser soigneusement le chandelier sur la table de travail.
— Le nez fin, il n’y a pas de doute, reprit-il, mais...
— J’ai le meilleur nez de Paris, Maitre Baldini, interrompit Grenouille de sa voix grincante. Je connais toutes les odeurs du monde, toutes celles qui se trouvent a Paris, toutes, seulement il y en a dont je ne connais pas le nom, mais je peux aussi apprendre les noms, toutes les odeurs qui ont des noms, ca ne fait pas beaucoup, ca ne fait que quelques milliers. Je les apprendrai tous, je n’oublierai jamais le nom de ce baume, storax, ce baume s’appelle storax, ce baume s’appelle storax, il s’appelle storax.
— Tais-toi ! cria Baldini. Ne m’interromps pas quand je parle ! Tu es impertinent et pretentieux. Personne au monde ne connait mille odeurs par leurs noms. Moi-meme, je n’en connais pas mille par leurs noms, mais seulement quelques centaines, car dans notre metier il n’y en a pas plus de quelques centaines ; tout le reste ne sent pas, mais pue !
Grenouille, qui s’etait presque epanoui physiquement pendant son interruption eruptive et qui s’etait meme echauffe un instant jusqu’a faire de grands cercles avec ses bras pour indiquer « tout, tout » ce qu’il connaissait, se recroquevilla instantanement devant la replique de Baldini comme un petit crapaud noir et resta sur le seuil, aux aguets, sans bouger. Baldini reprit :
— Je sais depuis longtemps, naturellement, qu’« Amor et Psyche » est compose de storax, d’huile de rose et d’?illet, et puis de bergamote et d’extrait de romarin, etc... Pour le decouvrir, il faut juste, encore une fois, un assez bon nez, et il se peut tout a fait que Dieu t’ait donne un assez bon nez, comme a beaucoup, beaucoup d’autres gens encore, en particulier de ton age. Le parfumeur, en revanche (et la Baldini leva l’index et bomba la poitrine), le parfumeur a besoin de plus que d’un assez bon nez. Il a besoin d’un organe olfactif que des dizaines d’annees de formation ont rendu infaillible et qui lui permet de dechiffrer a coup sur les odeurs les plus complexes, leur nature et leurs proportions, mais aussi de creer des melanges d’odeurs nouveaux et inconnus. Un tel nez (et la Baldini tapota le sien du doigt) il ne s’agit pas de l’
Grenouille ne repondit pas.
— Serais-tu capable, peut-etre, de me l’indiquer approximativement ? dit Baldini en se penchant un peu pour mieux distinguer le crapaud pres de la porte. Juste en gros, a peu pres ? Eh bien ? Parle, toi qui es le meilleur nez de Paris !
Mais Grenouille ne pipait mot.
— Tu vois ? dit Baldini a la fois satisfait et decu en se redressant. Tu ne peux pas. Evidemment pas. Comment le pourrais-tu, d’ailleurs. Tu es comme quelqu’un qui, en mangeant, sait si le potage est au cerfeuil ou au persil. Bon, c’est deja ca. Mais pour autant, tu es encore loin d’etre un cuisinier. Dans tout art, et aussi dans tout metier – note bien cela avant de partir –, le talent n’est presque rien, et l’experience est tout, que l’on acquiert a force de modestie et de travail.
Il reprenait le chandelier sur la table quand, depuis la porte, la voix grincante de Grenouille lanca :
— Je ne sais pas ce que c’est qu’une formule, Maitre. Cela, je ne le sais pas, mais sinon je sais tout !
— Une formule est l’alpha et l’omega de tout parfum, retorqua Baldini severement, car il voulait maintenant mettre un terme a cette conversation. C’est l’indication minutieuse des proportions dans lesquelles il faut melanger les differents ingredients pour obtenir le parfum qu’on souhaite et qui n’est semblable a aucun autre ; c’est