L’emotion l’envahit, l’humilite et la gratitude.
— Je te remercie, dit-il a mi-voix, je te remercie, Jean-Baptiste Grenouille, d’etre tel que tu es !
Tant etait grande l’emotion qu’il s’inspirait a lui-meme.
Puis il ferma les paupieres – non pour dormir, mais pour s’abandonner tout entier a la paix de cette nuit sainte. La paix emplissait son c?ur. Mais elle paraissait aussi regner tout alentour. Il flairait le sommeil paisible de la femme de chambre, a cote, le sommeil profondement satisfait d’Antoine Richis de l’autre cote du couloir ; il sentait dormir paisiblement l’aubergiste et les valets, les chiens, les betes a l’ecurie, le village entier et la mer. Le vent etait tombe. Tout etait silencieux. Rien ne troublait la paix.
A un moment, il tourna son pied sur le cote et effleura le pied de Laure. Pas vraiment son pied, mais juste le tissu qui l’enveloppait, avec en dessous une mince couche de graisse, qui s’impregnait du parfum de la jeune fille, de ce magnifique parfum, de son parfum a lui.
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Quand les oiseaux commencerent a crier – donc un bon moment avant l’aurore –, il se leva et acheva son travail. Il deplia le linge et le decolla de la morte comme un emplatre. La graisse se detachait bien de la peau. Il n’y avait que dans les recoins que quelques restes demeuraient accroches, qu’il dut racler a la spatule. Les autres traces de pommade, il les essuya avec la propre chemise de jour de Laure, avec laquelle il frictionna finalement le corps de la tete aux pieds, si consciencieusement qu’il se formait sur la peau de petits grumeaux de sebum, emportant avec eux les dernieres miettes et les dernieres poussieres de son parfum. Maintenant, seulement, elle etait pour lui vraiment morte, fanee, pale et molle comme des dechets de fleurs.
Il jeta la chemise dans le grand linge d’enfleurage, seul endroit ou la jeune fille survivait, y joignit la chemise de nuit avec les cheveux, et roula le tout en un petit paquet serre qu’il se coinca sous le bras. Il ne prit pas la peine de recouvrir le cadavre sur le lit. Et bien que l’obscurite de la nuit fit deja place au crepuscule gris bleu du matin et que les objets de la chambre prissent deja des contours, il ne jeta plus un regard sur le lit, pour la voir de ses yeux au moins une fois dans sa vie. Sa forme ne l’interessait pas. Elle n’existait plus pour lui en tant que corps, mais uniquement comme un parfum immateriel. Et ce parfum, il l’avait sous le bras et l’emportait avec lui.
Sans bruit, il enjamba l’appui de la fenetre et descendit l’echelle. Dehors, le vent s’etait a nouveau leve, et le ciel se degageait, versant sur le paysage une froide lumiere bleu sombre.
Une demi-heure plus tard, la servante allumait le feu de la cuisine. Lorsqu’elle sortit devant la maison pour prendre du bois, elle vit l’echelle dressee, mais elle etait encore trop ensommeillee pour reagir. Peu apres six heures, le soleil se leva. Enorme et rouge d’or, il surgit de la mer entre les deux iles de Lerins. Il n’y avait pas un nuage. C’etait une radieuse journee de printemps qui commencait.
Richis, dont la chambre donnait a l’ouest s’eveilla a sept heures. Pour la premiere fois depuis des mois, il avait vraiment dormi magnifiquement et, contrairement a son habitude, il resta au lit encore un quart d’heure, s’etirant et soupirant de plaisir, et ecoutant l’agreable tumulte qui montait de la cuisine. Quand il se leva enfin, ouvrit largement la fenetre, vit le beau temps qu’il faisait dehors, aspira l’air frais et epice du matin et entendit le ressac de la mer, sa bonne humeur ne connut plus de bornes : il avanca les levres et siffla une melodie allegre.
Il sifflait encore en s’habillant, et sifflait toujours quand il quitta sa chambre et, d’un pas fringant, traversa le couloir jusqu’a la porte de sa fille. Il frappa. Frappa encore, tout doucement, pour ne pas l’effrayer. Pas de reponse. Il sourit. Il comprenait fort bien qu’elle dormit encore.
Il introduisit la clef dans la serrure et tourna doucement, tout doucement, soucieux de ne pas l’eveiller, desireux presque de la trouver encore endormie, pour la reveiller d’un baiser, encore une fois, la derniere, avant qu’il dut la donner a un autre homme.
La porte ceda, il entra, et le. soleil le heurta en plein visage. La chambre etait toute pleine d’une lumiere argentee, tout y rayonnait et, sous le coup de la douleur, il dut un moment fermer les yeux.
Quand il les ouvrit a nouveau, il vit Laure etendue sur le lit, nue et morte, rasee, et d’une blancheur eclatante. C’etait comme dans le cauchemar qu’il avait fait a Grasse, l’avant-derniere nuit, et qu’il avait oublie depuis et dont le contenu maintenant lui revenait en memoire comme un eclair. Tout etait soudain exactement comme dans ce reve, seulement avec beaucoup plus de lumiere.
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La nouvelle de l’assassinat de Laure Richis se repandit aussi vite a Grasse que si l’on avait annonce : « Le roi est mort ! », ou : « C’est la guerre ! », ou : « Les pirates ont debarque sur la cote ! » ; et elle declencha une terreur analogue, et pire. La peur qu’on avait soigneusement oubliee fut d’un coup la de nouveau, virulente comme a l’automne precedent, avec tous ses symptomes annexes : panique, indignation, fureur, soupcons hysteriques, desespoir. Les gens ne sortaient plus la nuit, enfermaient leurs filles, se barricadaient, se mefiaient les uns des autres et ne dormaient plus. Tout le monde pensait qu’il allait maintenant continuer comme l’autre fois, un