sergent de la garde ; a midi, le jour du crime, il etait de service comme a l’habitude, a la porte du Cours, et un individu correspondant assez bien au signalement dont il avait a present connaissance lui avait adresse la parole et lui avait demande a plusieurs reprises et de facon insistante par quelle route le deuxieme consul avait quitte la ville le matin, avec sa caravane ; il n’avait pas attache a ce petit fait la moindre importance, ni sur le moment, ni par la suite, et il ne se serait surement pas souvenu de lui-meme de cet individu (qui n’avait absolument rien de remarquable), s’il ne l’avait pas revu par hasard hier, ici meme, a Grasse, dans la rue de la Louve, devant l’atelier de Maitre Druot et de Mme Arnulfi, et si a cette occasion il n’avait pas remarque de surcroit que l’homme, en rentrant dans l’atelier, boitait nettement.
Une heure apres, Grenouille etait arrete. L’aubergiste de La Napoule et son palefrenier, venus a Grasse pour identifier les autres suspects, reconnurent aussitot en lui le compagnon-tanneur qui avait passe la nuit chez eux : c’etait bien lui et personne d’autre, le meurtrier qu’on recherchait ne pouvait etre que lui.
On fouilla l’atelier, on fouilla la cabane de l’oliveraie, derriere le couvent des franciscains. Dans un coin, a peine cachees, on trouva la chemise de nuit, la chemise de jour et la chevelure rousse de Laure Richis. Et lorsqu’on creusa le sol, on mit peu a peu au jour les vetements et les chevelures des vingt-quatre autres jeunes filles. On retrouva la matraque de bois qui avait servi a assommer les victimes, et le sac de voyage en toile. Les indices etaient confondants. On fit sonner les cloches des eglises. Le president du tribunal fit afficher et proclamer que le sinistre tueur de jeunes filles recherche depuis pres d’un an avait enfin pu etre apprehende et mis sous les verrous.
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Pour commencer, les gens ne crurent pas a cette proclamation. Ils y virent une man?uvre des pouvoirs publics pour masquer leur incompetence et tenter d’apaiser l’exasperation dangereuse de l’opinion. On se rappelait trop bien le moment ou pretendument le meurtrier etait parti pour Grenoble. Cette fois, la peur etait trop ancree dans l’ame des gens.
Pour que l’opinion publique evolue, il fallut que le lendemain, sur la place de l’eglise, devant la prevote, on expose publiquement les pieces a conviction : c’etait une vision atroce, cette rangee de vingt-cinq robes, et de vingt-cinq scalps, accroches a des piquets et alignes au fond de la place, face a la cathedrale...
Les gens defilerent par centaines le long de cette galerie macabre. Reconnaissant les robes, des parents des victimes s’effondraient en criant. Le reste de la foule, mi par gout du sensationnel, mi pour se convaincre, reclama de voir le meurtrier. Les cris qui l’exigeaient devinrent bientot si forts, l’agitation si menacante, sur la petite place noire de monde, que le president se resolut a faire querir Grenouille au fond de sa cellule et a le presenter a une fenetre du premier etage de la prevote.
Quand Grenouille se montra a la fenetre, les hurlements cesserent. Il se fit d’un seul coup un silence aussi complet qu’un jour d’ete brulant, a l’heure de midi, quand tout le monde est aux champs ou bien se tapit dans l’ombre des maisons. Personne ne bougeait pied ni patte, ne se raclait la gorge, ne respirait. La foule resta ainsi pendant plusieurs minutes, bouche bee et l’?il rond. Personne n’arrivait a croire que ce petit bonhomme fluet et tasse sur lui-meme, la-haut, a la fenetre, ce vermisseau, ce petit tas de misere, ce rien du tout, fut cense avoir commis plus de deux douzaines de meurtres. Il n’avait tout simplement pas l’air d’un meurtrier. Certes, personne n’aurait su dire
A vrai dire, ce fut seulement quand les gardes eurent tire en arriere le petit homme dans l’obscurite de la piece, seulement donc quand il ne fut plus present et visible, et n’exista plus dans le cerveau des gens que comme un souvenir, si recent fut-il, et presque, dirait-on, comme un concept, le concept d’un abominable assassin, ce fut alors seulement que la stupefaction de la fouie se dissipa et fit place a une reaction idoine : les machoires se refermerent et ces milliers d’yeux reprirent vie. Et ensuite retentit un seul cri grondant de fureur et de vengeance : « Donnez-le nous ! » Et ils s’appreterent a prendre d’assaut la prevote, pour l’etrangler de leurs propres mains, le dechirer, le tailler en petits morceaux. Les gardes eurent toutes les peines du monde a mettre les barres au portail et a repousser la populace. Grenouille fut prestement ramene dans son cachot. Le president se montra au balcon et promit que la procedure serait rapide et d’une severite exemplaire. Neanmoins, il fallut encore des heures pour que la foule se disperse, et des jours pour que la ville retrouve a peu pres le calme.
De fait, le proces de Grenouille fut mene tambour battant, vu que non seulement les preuves etaient ecrasantes, mais que l’accuse lui-meme, lors de ses auditions, ne fit aucune difficulte pour avouer les meurtres qui lui etaient reproches.
Il n’y a que sur ses mobiles qu’il ne put donner de reponse satisfaisante. Il ne savait que repeter qu’il avait besoin de ces jeunes filles, et que c’etait pour cela qu’il les avait tuees. Il en avait eu besoin pour quoi faire, et d’ailleurs qu’est-ce que ca voulait dire, « en avoir besoin » ? La, il se taisait. On le livra donc a la question, on le pendit par les pieds pendant des heures, on lui entonna sept pintes d’eau, on lui appliqua les brodequins : sans le moindre resultat. L’homme semblait insensible a la douleur physique, il n’en sortait pas un son et, lorsqu’on l’interrogeait a nouveau, il ne savait dire que :