circonference d’ou il ne sortira point ? Dieu sera donc dependant de son ?uvre ; elle lui est donc co-eternelle, ce qui fait revenir l’une des propositions qui attaquent le plus Dieu. Imparfait, le monde admet une marche, un progres ; mais parfait, il est stationnaire. S’il est impossible d’admettre un Dieu progressif, ne sachant pas de toute eternite le resultat de sa creation ; Dieu stationnaire existe-t-il ? n’est-ce pas le triomphe de la Matiere ? n’est-ce pas la plus grande de toutes les negations ? Dans la premiere hypothese, Dieu perit par faiblesse ; dans la seconde, il perit par la puissance de son inertie. Ainsi, dans la conception comme dans l’execution des mondes, pour tout esprit de bonne foi, supposer la Matiere contemporaine de Dieu, c’est vouloir nier Dieu. Forcees de choisir pour gouverner les nations entre les deux faces de ce probleme, des generations entieres de grands penseurs ont opte pour celle-ci. De la le dogme des deux principes du Magisme qui de l’Asie a passe en Europe sous la forme de Satan combattant le Pere eternel. Mais cette formule religieuse et les innombrables divinisations qui en derivent ne sont-elles pas des crimes de lese-majeste divine ? De quel autre nom appeler la croyance qui donne a Dieu pour rival une personnification du mal se debattant eternellement sous les efforts de son omnipotente intelligence sans aucun triomphe possible ? Votre statique dit que deux Forces ainsi placees s’annulent reciproquement.
Vous vous retournez vers la deuxieme face du probleme ? Dieu preexistait seul, unique.
Ne reproduisons pas les argumentations precedentes qui reviennent dans toute leur force relativement a la scission de l’Eternite en deux temps, le temps incree, le temps cree. Laissons egalement les questions soulevees par la marche ou l’immobilite des mondes, contentons-nous des difficultes inherentes a ce second theme. Si Dieu preexistait seul, le monde est emane de lui, la Matiere fut alors tiree de son essence.
Donc, plus de Matiere ! toutes les formes sont des voiles sous lesquels se cache l’Esprit Divin. Mais alors le Monde est Eternel, mais alors le Monde est Dieu ! Cette proposition n’est-elle pas encore plus fatale que la precedente aux attributs donnes a Dieu par la raison humaine ? Sortie du sein de Dieu, toujours unie a lui, l’etat actuel de la Matiere est-il explicable ? Comment croire que le Tout-Puissant, souverainement bon dans son essence et dans ses facultes, ait engendre des choses qui lui sont dissemblables, qu’il ne soit pas en tout et partout semblable a lui-meme ? Se trouvait-il donc en lui des parties mauvaises desquelles il se serait un jour debarrasse ? conjecture moins offensante ou ridicule que terrible, en ce qu’elle ramene en lui ces deux principes que la these precedente prouve etre inadmissibles. Dieu doit etre UN, il ne peut se scinder sans renoncer a la plus importante de ses conditions. Il est donc impossible d’admettre une fraction de Dieu qui ne soit pas Dieu ? Cette hypothese parut tellement criminelle a l’Eglise romaine, qu’elle a fait un article de foi de l’omnipresence dans les moindres parcelles de l’Eucharistie. Comment alors supposer une intelligence omnipotente qui ne triomphe pas ? Comment l’adjoindre, sans un triomphe immediat, a la Nature ? Et cette Nature cherche, combine, refait, meurt et renait ; elle s’agite encore plus quand elle cree que quand tout est en fusion ; elle souffre, gemit, ignore, degenere, fait le mal, se trompe, s’abolit, disparait, recommence ? Comment justifier la meconnaissance presque generale du principe divin ? Pourquoi la mort ? pourquoi le genie du mal, ce roi de la terre, a-t-il ete enfante par un Dieu souverainement bon dans son essence et dans ses facultes, qui n’a rien du produire que de conforme a lui-meme ? Mais si, de cette consequence implacable qui nous conduit tout d’abord a l’absurde, nous passons aux details, quelle fin pouvons-nous assigner au monde ? Si tout est Dieu, tout est reciproquement effet et cause ; ou plutot il n’existe ni cause ni effet : tout est UN comme Dieu, et vous n’apercevez ni point de depart ni point d’arrivee. La fin reelle serait-elle une rotation de la matiere qui va se subtilisant ? En quelque sens qu’il se fasse, ne serait-ce pas un jeu d’enfant que le mecanisme de cette matiere sortie de Dieu, retournant a Dieu ? Pourquoi se ferait-il grossier ? Sous quelle forme Dieu est-il le plus Dieu ? Qui a raison, de la Matiere ou de l’Esprit, quand aucun des deux modes ne saurait avoir tort ? Qui peut reconnaitre Dieu dans cette eternelle Industrie par laquelle il se partagerait lui-meme en deux Natures, dont l’une ne sait rien, dont l’autre sait tout ? Concevez-vous Dieu s’amusant de lui-meme sous forme d’homme ? riant de ses propres efforts, mourant vendredi pour renaitre dimanche, et continuant cette plaisanterie dans les siecles des siecles en en sachant de toute eternite la fin ? ne se disant rien a lui Creature, de ce qu’il fait, lui Createur. Le Dieu de la precedente hypothese, ce Dieu si nul par la puissance de son inertie, semble plus possible, s’il fallait choisir dans l’impossible, que ce Dieu si stupidement rieur qui se fusille lui-meme quand deux portions de l’humanite sont en presence, les armes a la main. Quelque comique que soit cette supreme expression de la seconde face du probleme, elle fut adoptee par la moitie du genre humain chez les nations qui se sont cree de riantes mythologies. Ces amoureuses nations etaient consequentes : chez elles, tout etait Dieu, meme la Peur et ses lachetes, meme le Crime et ses bacchanales. En acceptant le pantheisme, la religion de quelques grands genies humains, qui sait de quel cote se trouve alors la raison ? Est-elle chez le sauvage, libre dans le desert, vetu dans sa nudite, sublime et toujours juste dans ses actes quels qu’ils soient, ecoutant le soleil, causant avec la mer ? Est-elle chez l’homme civilise qui ne doit ses plus grandes jouissances qu’a des mensonges, qui tord et presse la nature pour se mettre un fusil sur l’epaule, qui a use son intelligence pour avancer l’heure de sa mort et pour se creer des maladies dans tous ses plaisirs ? Quand le rateau de la peste ou le soc de la guerre, quand le genie des deserts a passe sur un coin du globe en y effacant tout, qui a eu raison du sauvage de Nubie ou du patricien de Thebes ? Vos doutes descendent de haut en bas, ils embrassent tout, la fin comme les moyens. Si le monde physique semble inexplicable, le monde moral prouve donc encore plus contre Dieu. Ou est alors le progres ? Si tout va se perfectionnant, pourquoi mourons-nous enfants ? pourquoi les nations au moins ne se perpetuent-elles pas ? Le monde issu de Dieu, contenu en Dieu, est-il stationnaire ? Vivons-nous une fois ? vivons nous toujours ? Si nous vivons une fois, presses par la marche du Grand-Tout dont la connaissance ne nous a pas ete donnee, agissons a notre guise ! Si nous sommes eternels, laissons faire ! La creature peut-elle etre coupable d’exister au moment des transitions ? Si elle peche a l’heure d’une grande transformation, en sera-t-elle punie apres en avoir ete la victime ? Que devient la bonte divine en ne nous mettant pas immediatement dans les regions heureuses, s’il en existe ?
Que devient la prescience de Dieu, s’il ignore le resultat des epreuves auxquelles il nous soumet ? Qu’est cette alternative presentee a l’homme par toutes les religions d’aller bouillir dans une chaudiere eternelle, ou de se promener en robe blanche, une palme a la main, la tete ceinte d’une aureole ? Se peut-il que cette invention paienne soit le dernier mot d’un Dieu ? Quel esprit genereux ne trouve d’ailleurs indigne de l’homme et de Dieu, la vertu par calcul qui suppose une eternite de plaisirs offerte par toutes les religions a qui remplit, pendant quelques heures d’existence, certaines conditions bizarres et souvent contre nature ? N’est-il pas ridicule de donner des sens impetueux a l’homme et de lui en interdire la satisfaction. D’ailleurs, a quoi bon ces maigres objections quand le Bien et le Mal sont egalement annules ? Le Mal existe-t-il ? Si la substance dans toutes ses formes est Dieu, le Mal est Dieu. La faculte de raisonner aussi bien que la faculte de sentir etant donnee a l’homme pour en user, rien n’est plus pardonnable que de chercher un sens aux douleurs humaines, et d’interroger l’avenir ; si ces raisonnements droits et rigoureux amenent a conclure ainsi, quelle confusion ! Ce monde n’aurait donc nulle fixite : rien n’avance et rien ne s’arrete, tout change et rien ne se detruit, tout revient apres s’etre repare, car si votre esprit ne vous demontre pas rigoureusement une fin, il est egalement impossible de demontrer l’aneantissement de la moindre parcelle de Matiere : elle peut se transformer, mais non s’aneantir. Si la force aveugle donne gain de cause a l’athee, la force intelligente est inexplicable, car emanee de Dieu, doit-elle rencontrer des obstacles, son triomphe ne doit-il pas etre immediat ?
Ou est Dieu ? Si les vivants ne l’apercoivent pas, les morts le trouveront-ils ? Ecroulez-vous, idolatries et religions ! Tombez, trop faibles clefs de toutes les voutes sociales qui n’avez retarde ni la chute, ni la mort, ni l’oubli de toutes les nations passees, quelque fortement qu’elles se fussent fondees ! Tombez, morales et justices ! nos crimes sont purement relatifs, c’est des effets divins dont les causes ne nous sont pas connues ! Tout est Dieu. Ou nous sommes Dieu, ou Dieu n’est pas ! Enfant d’un siecle dont chaque annee a mis sur ton front la glace de ses incredulites, vieillard ! voici le resume de tes sciences et de tes longues reflexions. Cher monsieur Becker, vous avez pose la tete sur l’oreiller du Doute en y trouvant la plus commode de toutes les solutions, agissant ainsi comme la majorite du genre humain, qui se dit :
— Ne pensons plus a ce probleme, du moment ou Dieu ne nous a pas fait la grace de nous octroyer une demonstration algebrique pour le resoudre, tandis qu’il nous en a tant accorde pour aller surement de la terre aux astres. Ne sont-ce pas vos pensees intimes ? Les ai-je eludees ? Ne les ai-je pas, au contraire, nettement accusees ? Soit le dogme des deux principes, antagonisme ou Dieu perit par cela meme que tout-puissant il s’amuse a combattre ; soit l’absurde pantheisme ou tout etant Dieu, Dieu n’est plus ; ces deux sources d’ou decoulent les religions au triomphe desquelles s’est employee la Terre, sont egalement pernicieuses.
Voici jetee entre nous la hache a double tranchant avec laquelle vous coupez la tete a ce vieillard blanc intronise par vous sur des nuees peintes. Maintenant a moi la hache !
Monsieur Becker et Wilfrid regarderent la jeune fille avec une sorte d’effroi.