— Croire, reprit Seraphita de sa voix de Femme, car l’Homme venait de parler, croire est un don ! Croire, c’est sentir. Pour croire en Dieu, il faut sentir Dieu. Ce sens est une propriete lentement acquise par l’etre, comme s’acquierent les etonnants pouvoirs que vous admirez dans les grands hommes, chez les guerriers, les artistes et les savants, chez ceux qui savent, chez ceux qui produisent, chez ceux qui agissent. La pensee, faisceau des rapports que vous apercevez entre les choses, est une langue intellectuelle qui s’apprend, n’est-ce pas ? La Croyance, faisceau des verites celestes, est egalement une langue, mais aussi superieure a la pensee que la pensee est superieure a l’instinct.
Cette langue s’apprend. Le Croyant repond par un seul cri, par un seul geste ; la Foi lui met aux mains une epee flamboyante avec laquelle il tranche, il eclaire tout. Le Voyant ne redescend pas du ciel, il le contemple et se tait. Il est une creature qui croit et voit, qui sait et peut, qui aime, prie et attend. Resignee, aspirant au royaume de la lumiere, elle n’a ni le dedain du Croyant, ni le silence du Voyant ; elle ecoute et repond. Pour elle, le doute des siecles tenebreux n’est pas une arme meurtriere, mais un fil conducteur ; elle accepte le combat sur toutes les formes ; elle plie sa langue a tous les langages ; elle ne s’emporte pas, elle plaint ; elle ne condamne ni ne tue personne, elle sauve et console ; elle n’a pas l’acerbite de l’agresseur, mais la douceur et la tenuite de la lumiere qui penetre, echauffe, eclaire tout. A ses yeux, le Doute n’est ni une impiete, ni un blaspheme, ni un crime ; mais une transition d’ou l’homme retourne sur ses pas dans les Tenebres ou s’avance vers la Lumiere. Ainsi donc, cher pasteur, raisonnons. Vous ne croyez pas en Dieu. Pourquoi ? Dieu, selon vous, est incomprehensible, inexplicable.
D’accord. Je ne vous dirai pas que comprendre Dieu tout entier ce serait etre Dieu ; je ne vous dirai pas que vous niez ce qui vous semble inexplicable, afin de me donner le droit d’affirmer ce qui me parait croyable. Il est pour vous un fait evident qui se trouve en vous-meme. En vous la matiere aboutit a l’intelligence ; et vous pensez que l’intelligence humaine aboutirait aux tenebres, au doute, au neant ? Si Dieu vous semble incomprehensible, inexplicable, avouez du moins que vous voyez, en toute chose purement physique, un consequent et sublime ouvrier. Pourquoi sa logique s’arreterait-elle a l’homme, sa creation la plus achevee ? Si cette question n’est pas convaincante, elle exige au moins quelques meditations. Si vous niez Dieu, heureusement afin d’etablir vos doutes vous reconnaissez des faits a double tranchant qui tuent tout aussi bien vos raisonnements que vos raisonnements tuent Dieu. Nous avons egalement admis que la Matiere et l’Esprit etaient deux creations qui ne se comprenaient point l’une l’autre, que le monde spirituel se composait de rapports infinis auxquels donnait lieu le monde materiel fini ; que si nul sur la terre n’avait pu s’identifier par la puissance de son esprit avec l’ensemble des creations terrestres, a plus forte raison nul ne pouvait s’elever a la connaissance des rapports que l’esprit apercoit entre ces creations. Ainsi, deja nous pourrions en finir d’un seul coup, en vous deniant la faculte de comprendre Dieu, comme vous deniez aux cailloux du Fiord la faculte de se compter et de se voir. Savez-vous s’ils ne nient pas l’homme, eux, quoique l’homme les prenne pour s’en batir sa maison ? Il est un fait qui vous ecrase, l’infini ; si vous le sentez en vous, comment n’en admettez-vous pas les consequences ? le fini peut-il avoir une entiere connaissance de l’infini ? Si vous ne pouvez embrasser les rapports qui, de votre aveu, sont infinis, comment embrasseriez-vous la fin eloignee dans laquelle ils se resument ? L’ordre dont la revelation est un de vos besoins etant infini, votre raison bornee l’entendra-t-elle ? Et ne demandez pas pourquoi l’homme ne comprend point ce qu’il peut percevoir, car il percoit egalement ce qu’il ne comprend pas. Si je vous demontre que votre esprit ignore tout ce qui se trouve a sa portee, m’accorderez-vous qu’il lui soit impossible de concevoir ce qui la depasse ?
N’aurai-je alors pas raison de vous dire : « — L’un des termes sous lesquels Dieu perit au tribunal de votre raison doit etre vrai, l’autre est faux ; la creation existant, vous sentez la necessite d’une fin, cette fin ne doit-elle pas etre belle ? Or, si la matiere se termine en l’homme par l’intelligence, pourquoi ne vous contenteriez-vous pas de savoir que la fin de l’intelligence humaine est la lumiere des spheres superieures auxquelles est reservee l’intuition de ce Dieu qui vous semble etre un probleme insoluble ? Les especes qui sont au-dessous de vous n’ont pas l’intelligence des mondes, et vous l’avez ; pourquoi ne se trouverait-il pas au-dessus de vous des especes plus intelligentes que la votre ? Avant d’employer sa force a mesurer Dieu, l’homme ne devrait-il pas etre plus instruit qu’il ne l’est sur lui-meme ? Avant de menacer les etoiles qui l’eclairent, avant d’attaquer les certitudes elevees ne devrait-il pas etablir les certitudes qui le touchent ? »
Mais aux negations du Doute, je dois repondre par des negations. Maintenant donc, je vous demande s’il est ici-bas quelque chose d’assez evident par soi-meme a quoi je puisse ajouter foi ? En un moment, je vais vous prouver que vous croyez fermement a des choses qui agissent et ne sont pas des etres, qui engendrent la pensee et ne sont pas des esprits, a des abstractions vivantes que l’entendement ne saisit sous aucune forme, qui ne sont nulle part, mais que vous trouvez partout ; qui sont sans nom possible, et que vous avez nommees ; qui, semblables au Dieu de chair que vous vous figurez, perissent sous l’inexplicable, l’incomprehensible et l’absurde ; Et je vous demanderai comment, adoptant ces choses, vous reservez vos doutes pour Dieu. Vous croyez au Nombre, base sur laquelle vous asseyez l’edifice de sciences que vous appelez exactes. Sans le Nombre, plus de mathematiques. Eh ! bien, quel etre mysterieux, a qui serait accordee la faculte de vivre toujours, pourrait achever de prononcer, et dans quel langage assez prompt dirait-il le Nombre qui contiendrait les nombres infinis dont l’existence vous est demontree par votre pensee ? Demandez-le au plus beau des genies humains, il serait mille ans assis au bord d’une table, la tete entre ses mains, que vous repondrait-il ? Vous ne savez ni ou le Nombre commence, ni ou il s’arrete, ni quand il finira. Ici vous l’appelez le Temps, la vous l’appelez l’Espace ; rien n’existe que par lui ; sans lui, tout serait une seule et meme substance, car lui seul differencie et qualifie. Le Nombre est a votre Esprit ce qu’il est a la matiere, un agent incomprehensible. En ferez-vous un Dieu ?
est-ce un etre ! est-ce un souffle emane de Dieu pour organiser l’univers materiel ou rien n’obtient sa forme que par la Divisibilite qui est un effet du Nombre ? Les plus petites comme les plus immenses creations ne se distinguent-elles pas entre elles par leurs quantites, par leurs qualites, par leurs dimensions, par leurs forces, tous attributs enfantes par le Nombre ? L’infini des Nombres est un fait prouve pour votre Esprit, dont aucune preuve ne peut etre donnee materiellement. Le Mathematicien vous dira que l’infini des Nombres existe et ne se demontre pas. Dieu, cher pasteur, est un nombre doue de mouvement, qui se sent et ne se demontre pas, vous dira le Croyant. Comme l’Unite, il commence des Nombres avec lesquels il n’a rien de commun. L’existence du Nombre depend de l’Unite qui, sans etre un Nombre, les engendre tous. Dieu, cher pasteur, est une magnifique Unite qui n’a rien de commun avec ses creations, et qui neanmoins les engendre ! Convenez donc avec moi que vous ignorez aussi bien ou commence, ou finit le Nombre, que vous ignorez ou commence, ou finit l’Eternite creee ? Pourquoi, si vous croyez au Nombre, niez-vous Dieu ? la Creation n’est-elle pas placee entre l’infini des substances inorganisees et l’infini des spheres divines, comme l’Unite se trouve entre l’infini des fractions que vous nommez depuis peu les Decimales, et l’infini des Nombres que vous nommez les Entiers ! Vous seul sur la terre comprenez le Nombre, cette premiere marche du peristyle qui mene a Dieu, et deja votre raison y trebuche. He !
quoi ? vous ne pouvez ni mesurer la premiere abstraction que Dieu vous a livree, ni la saisir, et vous voulez soumettre a votre mesure les fins de Dieu ? Que serait-ce donc si je vous plongeais dans les abimes du Mouvement, cette force qui organise le Nombre ?
Ainsi quand je vous dirais que l’univers n’est que Nombre et Mouvement, vous voyez que deja nous parlerions un langage different. Je comprends l’un et l’autre, et vous ne les comprenez point. Que serait-ce si j’ajoutais que le Mouvement et le Nombre sont engendres par la Parole ? Ce mot, la raison supreme des Voyants et des Prophetes qui jadis entendirent ce souffle de Dieu sous lequel tomba saint Paul, vous vous en moquez, vous hommes de qui cependant toutes les ?uvres visibles, les societes, les monuments, les actes, les passions procedent de votre faible parole ; et qui sans le langage ressembleriez a cette espece si voisine du negre, a l’homme des bois. Vous croyez donc fermement au Nombre et au Mouvement, force et resultat inexplicables, incomprehensibles a l’existence desquels je puis appliquer le dilemme qui vous dispensait naguere de croire en Dieu. Vous, si puissant raisonneur, ne me dispenserez-vous point de vous demontrer que l’Infini doit etre partout semblable a lui-meme, et qu’il est necessairement