d’enfant. Vous vous etes demande, mon pauvre monsieur Becker, s’il est possible a une fille de dix-sept ans de savoir un des mille secrets que les savants cherchent, le nez en terre, au lieu de lever les yeux vers le ciel ? Si je vous disais comment et par ou la Plante communique a l’Animal, vous commenceriez a douter de vos doutes. Vous avez complote de m’interroger, avouez-le ?
— Oui, chere Seraphita, repondit Wilfrid ; mais ce desir n’est-il pas naturel a des hommes ?
— Voulez-vous donc ennuyer cet enfant ? dit-elle en posant la main sur les cheveux de Minna par un geste caressant.
La jeune fille leva les yeux et parut vouloir se fondre en lui.
— La parole est le bien de tous, reprit gravement l’etre mysterieux. Malheur a qui garderait le silence au milieu du desert en croyant n’etre entendu de personne : tout parle et tout ecoute ici-bas. La parole meut les mondes. Je souhaite ! monsieur Becker, ne rien dire en vain. Je connais les difficultes qui vous occupent le plus : ne serait-ce pas un miracle que d’embrasser tout d’abord le passe de votre conscience ? Eh ! bien, le miracle va s’accomplir. Ecoutez moi. Vous ne vous etes jamais avoue vos doutes dans toute leur etendue ; moi seule, inebranlable dans ma foi, je puis vous les dire, et vous effrayer de vous-meme. Vous etes du cote le plus obscur du Doute ; vous ne croyez pas en Dieu, et toute chose ici-bas devient secondaire pour qui s’attaque au principe des choses.
Abandonnons les discussions creusees sans fruit par de fausses philosophies. Les generations spiritualistes n’ont pas fait moins de vains efforts pour nier la Matiere que n’en ont tente les generations materialistes pour nier l’Esprit. Pourquoi ces debats ?
L’homme n’offrait-il pas a l’un et a l’autre systeme des preuves irrecusables ? ne se rencontre-t-il pas en lui des choses materielles et des choses spirituelles ? Un fou seul peut se refuser a voir un fragment de matiere dans le corps humain ; en le decomposant, vos sciences naturelles y trouvent peu de difference entre ses principes et ceux des autres animaux. L’idee que produit en l’homme la comparaison de plusieurs objets ne semble non plus a personne etre dans le domaine de la Matiere. Ici, je ne me prononce pas, il s’agit de vos doutes et non de mes certitudes A vous, comme a la plupart des penseurs, les rapports que vous avez la faculte de decouvrir entre les choses dont la realite vous est attestee par vos sensations ne semblent point devoir etre materiels. L’univers Naturel des choses et des etres se termine donc en l’homme par l’univers Surnaturel des similitudes ou des differences qu’il apercoit entre les innombrables formes de la Nature, relations si multipliees qu’elles paraissent infinies ; car si, jusqu’a present, nul n’a pu denombrer les seules creations terrestres, quel homme pourrait en enumerer les rapports ? La fraction que vous en connaissez n’est-elle pas a leur somme totale, comme un nombre est a l’infini ? Ici vous tombez deja dans la perception de l’infini, qui, certes, vous fait concevoir un monde purement spirituel. Ainsi l’homme presente une preuve suffisante de ces deux modes, la Matiere et l’Esprit. En lui vient aboutir un visible univers fini ; en lui commence un univers invisible et infini, deux mondes qui ne se connaissent pas : les cailloux du Fiord ont-ils l’intelligence de leurs combinaisons, ont-ils la conscience des couleurs qu’ils presentent aux yeux de l’homme, entendent-ils la musique des flots qui les caressent ? Franchissons, sans le sonder, l’abime que nous offre l’union d’un univers Materiel et d’un univers Spirituel, une creation visible, ponderable, tangible, terminee par une creation intangible, invisible, imponderable ; toutes deux completement dissemblables, separees par le neant, reunies par des accords incontestables, rassemblees dans un etre qui tient et de l’une et de l’autre ! Confondons en un seul monde ces deux mondes inconciliables pour vos philosophies et concilies par le fait. Quelque abstraite que l’homme la suppose, la relation qui lie deux choses entre elles comporte une empreinte. Ou ? sur quoi ? Nous n’en sommes pas a rechercher a quel point de subtilisation peut arriver la Matiere. Si telle etait la question, je ne vois pas pourquoi celui qui a cousu par des rapports physiques les astres a d’incommensurables distances pour s’en faire un voile, n’aurait pu creer des substances pensantes, ni pourquoi vous lui interdiriez la faculte de donner un corps a la pensee ? Donc votre invisible univers moral et votre visible univers physique constituent une seule et meme Matiere. Nous ne separerons point les proprietes et les corps, ni les objets et les rapports. Tout ce qui existe, ce qui nous presse et nous accable au-dessus, au-dessous de nous, devant nous, en nous ; ce que nos yeux et nos esprits apercoivent, toutes ces choses nommees et innommees composeront, afin d’adapter le probleme de la Creation a la mesure de votre Logique, un bloc de matiere fini ; s’il etait infini, Dieu n’en serait plus le maitre. Ici, selon vous, cher pasteur, de quelque facon que l’on veuille meler un Dieu infini a ce bloc de matiere fini, Dieu ne saurait exister avec les attributs dont il est investi par l’homme ; en le demandant aux faits, il est nul ; en le demandant au raisonnement, il sera nul encore ; spirituellement et materiellement, Dieu devient impossible. Ecoutons le Verbe de la Raison humaine pressee dans ses dernieres consequences.
« En mettant Dieu face a face avec ce Grand Tout, il n’est entre eux que deux etats possibles. La Matiere et Dieu sont contemporains, ou Dieu preexistait seul a la Matiere. En supposant la raison qui eclaire les races humaines depuis qu’elles vivent, amassee dans une seule tete, cette tete gigantesque ne saurait inventer une troisieme facon d’etre, a moins de supprimer Matiere et Dieu. Que les philosophies humaines entassent des montagnes de mots et d’idees, que les religions accumulent des images et des croyances, des revelations et des mysteres, il faut en venir a ce terrible dilemme, et choisir entre les deux propositions qui le composent ; mais vous n’avez pas a opter : l’une et l’autre conduit la raison humaine au Doute. Le probleme etant ainsi pose, qu’importe l’Esprit et la Matiere ? qu’importe la marche des mondes dans un sens ou dans un autre, du moment ou l’etre qui les mene est convaincu d’absurdite ? A quoi bon chercher si l’homme s’avance vers le ciel ou s’il en revient, si la creation s’eleve vers l’Esprit ou descend vers la Matiere, des que les mondes interroges ne donnent aucune reponse ? Que signifient les theogonies et leurs armees, que signifient les theologies et leurs dogmes, du moment ou, quel que soit le choix de l’homme entre les deux faces du probleme, son Dieu n’est plus ! Parcourons la premiere, supposons Dieu contemporain de la Matiere ? Est-ce etre Dieu que de subir l’action ou la coexistence d’une substance etrangere a la sienne ? Dans ce systeme, Dieu ne devient-il pas un agent secondaire oblige d’organiser la matiere ? Qui l’a contraint ? Entre sa grossiere compagne et lui, qui fut l’arbitre ? Qui a donc paye le salaire des Six journees imputees a ce Grand Artiste ?
S’il s’etait rencontre quelque force determinante qui ne fut ni Dieu ni la Matiere ; en voyant Dieu tenu de fabriquer la machine des mondes, il serait aussi ridicule de l’appeler Dieu que de nommer citoyen de Rome l’esclave envoye pour tourner une meule.
D’ailleurs, il se presente une difficulte tout aussi peu soluble pour cette raison supreme, qu’elle l’est pour Dieu. Reporter le probleme plus haut, n’est-ce pas agir comme les Indiens, qui placent le monde sur une tortue, la tortue sur un elephant, et qui ne peuvent dire sur quoi reposent les pieds de leur elephant ? Cette volonte supreme, jaillie du combat de la Matiere et de Dieu, ce Dieu, plus que Dieu, peut-il etre demeure pendant une eternite sans vouloir ce qu’il a voulu, en admettant que l’Eternite puisse se scinder en deux temps ? N’importe ou soit Dieu, s’il n’a pas connu sa pensee posterieure, son intelligence intuitive ne perit-elle point ? Qui donc aurait raison entre ces deux Eternites ? sera-ce l’Eternite increee ou l’Eternite creee ? S’il a voulu de tout temps le monde tel qu’il est, cette nouvelle necessite, d’ailleurs en harmonie avec l’idee d’une souveraine intelligence, implique la co-eternite de la matiere. Que la Matiere soit co-
eternelle par une volonte divine necessairement semblable a elle-meme en tout temps, ou que la Matiere soit co-eternelle par elle-meme, la puissance de Dieu devant etre absolue, perit avec son Libre-Arbitre ; il trouverait toujours en lui une raison determinante qui l’aurait domine. Est-ce etre Dieu que de ne pas plus pouvoir se separer de sa creation dans une posterieure que dans une anterieure eternite ? Cette face du probleme est donc insoluble dans sa cause ? Examinons-la dans ses effets. Si Dieu, force d’avoir cree le monde de toute eternite, semble inexplicable, il l’est tout autant dans sa perpetuelle cohesion avec son ?uvre. Dieu, contraint de vivre eternellement uni a sa creation, est tout aussi ravale que dans sa premiere condition d’ouvrier. Concevez- vous un Dieu qui ne peut pas plus etre independant que dependant de son ?uvre ? Peut-il la detruire sans se recuser lui-meme ? Examinez, choisissez ! Qu’il la detruise un jour, qu’il ne la detruise jamais, l’un ou l’autre terme est fatal aux attributs sans lesquels il ne saurait exister. Le monde est-il un essai, une forme perissable dont la destruction aura lieu ?
Dieu ne serait-il pas inconsequent et impuissant ? Inconsequent : ne devait-il pas voir le resultat avant l’experience, et pourquoi tarde-t-il a briser ce qu’il brisera ? Impuissant : devait-il creer un monde imparfait ? Si la creation imparfaite dement les facultes que l’homme attribue a Dieu, retournons alors a la question ! supposons la creation parfaite.
L’idee est en harmonie avec celle d’un Dieu souverainement intelligent qui n’a du se tromper en rien ; mais alors pourquoi la degradation ? pourquoi la regeneration ? Puis le monde parfait est necessairement indestructible, ses formes ne doivent point perir ; le monde n’avance ni ne recule jamais, il roule dans une eternelle