— Les Evangelistes, repondit le pasteur, n’ont pas si bien corrige les copies qu’il n’en existe plusieurs versions.
— Vous croyez a la realite de ces visions ? dit Wilfrid a Minna.
— Qui peut en douter quand il les raconte ?
— Il ? demanda Wilfrid, qui ?
— Celui qui est la, repondit Minna en montrant le chateau.
— Vous parlez de Seraphita ! dit l’etranger surpris.
La jeune fille baissa la tete en lui jetant un regard plein de douce malice.
— Et vous aussi, reprit Wilfrid, vous vous plaisez a confondre mes idees. Qui est-ce ? que pensez-vous d’elle ?
— Ce que je sens est inexplicable, reprit Minna en rougissant.
— Vous etes fous ! s’ecria le pasteur.
— A demain ! dit Wilfrid.
IV
LES NUEES DU SANCTUAIRE
Il est des spectacles auxquels cooperent toutes les materielles magnificences dont dispose l’homme. Des nations d’esclaves et de plongeurs sont allees chercher dans le sable des mers, aux entrailles des rochers, ces perles et ces diamants qui parent les spectateurs. Transmises d’heritage en heritage, ces splendeurs ont brille sur tous les fronts couronnes, et feraient la plus fidele des histoires humaines si elles prenaient la parole. Ne connaissent-elles pas les douleurs et les joies des grands comme celles des petits ? Elles ont ete portees partout : elles ont ete portees avec orgueil dans les fetes, portees avec desespoir chez l’usurier, emportees dans le sang et le pillage, transportees dans les chefs-d’?uvre enfantes par l’art pour les garder. Excepte la perle de Cleopatre, aucune d’elles ne s’est perdue. Les Grands, les Heureux sont la reunis et voient couronner un roi dont la parure est le produit de l’industrie des hommes, mais qui dans sa gloire est vetu d’une pourpre moins parfaite que ne l’est celle d’une simple fleur des champs. Ces fetes splendides de lumiere, enceintes de musique ou la parole de l’Homme essaie a tonner ; tous ces triomphes de sa main, une pensee, un sentiment les ecrase.
L’Esprit peut rassembler autour de l’homme et dans l’homme de plus vives lumieres, lui faire entendre de plus melodieuses harmonies, asseoir sur les nuees de brillantes constellations qu’il interroge. Le C?ur peut plus encore ! L’homme peut se trouver face a face avec une seule creature, et trouver dans un seul mot, dans un seul regard, un faix si lourd a porter, d’un eclat si lumineux, d’un son si penetrant, qu’il succombe et s’agenouille. Les plus reelles magnificences ne sont pas dans les choses, elles sont en nous-memes. Pour le savant, un secret de science n’est-il pas un monde entier de merveilles ? Les trompettes de la Force, les brillants de la Richesse, la musique de la Joie, un immense concours d’hommes accompagne-t-il sa fete ? Non, il va dans quelque reduit obscur, ou souvent un homme pale et souffrant lui dit un seul mot a l’oreille. Ce mot, comme une torche jetee dans un souterrain, lui eclaire les Sciences. Toutes les idees humaines, habillees des plus attrayantes formes qu’ait inventees le Mystere, entouraient un aveugle assis dans la fange au bord d’un chemin. Les trois mondes, le Naturel, le Spirituel et le Divin, avec toutes leurs spheres, se decouvraient a un pauvre proscrit florentin : il marchait accompagne des Heureux et des Souffrants, de ceux qui priaient et de ceux qui criaient, des anges et des damnes. Quand l’envoye de Dieu, qui savait et pouvait tout, apparut a trois de ses disciples, ce fut un soir, a la table commune de la plus pauvre des auberges ; en ce moment la lumiere eclata, brisa les Formes Materielles, eclaira les Facultes Spirituelles, ils le virent dans sa gloire, et la terre ne tenait deja plus a leurs pieds que comme une sandale qui s’en detachait.
Monsieur Becker, Wilfrid et Minna se sentaient agites de crainte en allant chez l’etre extraordinaire qu’ils s’etaient propose d’interroger, Pour chacun d’eux le chateau suedois agrandi comportait un spectacle gigantesque, semblable a ceux dont les masses et les couleurs sont si savamment, si harmonieusement disposees par les poetes, et dont les personnages, acteurs imaginaires pour les hommes, sont reels pour ceux qui commencent a penetrer dans le Monde Spirituel. Sur les gradins de ce colysee, monsieur Becker asseyait les grises legions du doute, ses sombres idees, ses vicieuses formules de dispute ; il y convoquait les differents mondes philosophiques et religieux qui se combattent, et qui tous apparaissent sous la forme d’un systeme decharne comme le temps configure par l’homme, vieillard qui d’une main leve la faux, et dans l’autre emporte un grele univers, l’univers humain. Wilfrid y conviait ses premieres illusions et ses dernieres esperances ; il y faisait sieger la destinee humaine et ses combats, la religion et ses dominations victorieuses. Minna y voyait confusement le ciel par une echappee, l’amour lui relevait un rideau brode d’images mysterieuses, et les sons harmonieux qui arrivaient a ses oreilles redoublaient sa curiosite. Pour eux cette soiree etait donc ce que le souper fut pour les trois pelerins dans Emmaus, ce que fut une vision pour Dante, une inspiration pour Homere ; pour eux, les trois formes du monde revelees, des voiles dechires, des incertitudes dissipees, des tenebres eclaircies. L’humanite dans tous ses modes et attendant la lumiere ne pouvait etre mieux representee que par cette jeune fille, par cet homme et par ces deux vieillards, dont l’un etait assez savant pour douter, dont l’autre etait assez ignorant pour croire. Jamais aucune scene ne fut ni plus simple en apparence, ni plus vaste en realite.
Quand ils entrerent, conduits par le vieux David, ils trouverent Seraphita debout devant la table, sur laquelle etaient servies differentes choses dont se compose un the, collation qui supplee dans le Nord aux joies du vin, reservees pour les pays meridionaux.
Certes, rien n’annoncait en elle, ou en lui, cet etre avait l’etrange pouvoir d’apparaitre sous deux formes distinctes ; rien donc ne trahissait les differentes puissances dont elle disposait. Vulgairement occupee du bien- etre de ses trois hotes, Seraphita recommandait a David de mettre du bois dans le poele.
— Bonjour, mes voisins, dit-elle. — Mon cher monsieur Becker, vous avez bien fait de venir ; vous me voyez vivante pour la derniere fois peut-etre. Cet hiver m’a tuee.
— Asseyez-vous donc, monsieur, dit-elle a Wilfrid. — Et toi, Minna, mets-toi la, dit-il en lui montrant un fauteuil pres de lui. Tu as apporte ta tapisserie a la main, en as-tu trouve le point ? Le dessin en est fort joli. Pour qui est-ce ? pour ton pere ou pour monsieur ? dit-elle en se tournant vers Wilfrid. Ne lui laisserons-nous point avant son depart un souvenir des filles de la Norwege ?
— Vous avez donc souffert encore hier ? dit Wilfrid.
— Ce n’est rien, dit-elle. Cette souffrance me plait ; elle est necessaire pour sortir de la vie.
— La mort ne vous effraie donc point ? dit en souriant monsieur Becker, qui ne la croyait pas malade.
— Non, cher pasteur. Il est deux manieres de mourir : aux uns la mort est une victoire, aux autres elle est une defaite.
— Vous croyez avoir vaincu ? dit Minna.
— Je ne sais, repondit-elle ; peut-etre ne sera-ce qu’un pas de plus.
La splendeur lactee de son front s’altera, ses yeux se voilerent sous ses paupieres lentement deroulees. Ce simple mouvement fit les trois curieux emus et immobiles.
Monsieur Becker fut le plus hardi.
— Chere fille, dit-il, vous etes la candeur meme ; mais vous etes aussi d’une bonte divine ; je desirerais de vous, ce soir, autre chose que les friandises de votre the.
S’il faut en croire certaines personnes, vous savez des choses extraordinaires ; mais, s’il en est ainsi, ne serait-il pas charitable a vous de dissiper quelques-uns de nos doutes ?
— Ah ! reprit-elle en souriant, je marche sur les nuees, je suis au mieux avec les gouffres du Fiord, la mer est une monture a laquelle j’ai mis un frein, je sais ou croit la fleur qui chante, ou rayonne la lumiere qui parle, ou brillent et vivent les couleurs qui embaument ; j’ai l’anneau de Salomon, je suis une fee, je jette mes ordres au vent qui les execute en esclave soumis ; je vois les tresors en terre ; je suis la vierge au-devant de laquelle volent les perles, et…
— Et nous allons sans danger sur le Falberg ? dit Minna qui l’interrompit.
— Et toi aussi ! repondit l’etre en lancant a la jeune fille un regard lumineux qui la remplit de trouble. — Si je n’avais pas la faculte de lire a travers vos fronts le desir qui vous amene, serais-je ce que vous croyez que je suis ? dit-elle en les enveloppant tous trois de son regard envahisseur, a la grande satisfaction de David qui se frotta les mains en s’en allant. — Ah ! reprit-elle apres une pause, vous etes venus animes tous d’une curiosite