nature physique, il est des hommes sublimes qui expriment des idees avec du marbre. Le statuaire agit sur le marbre, il le faconne, il y met un monde de pensees. Il existe des marbres que la main de l’homme a doues de la faculte de representer tout un cote sublime ou tout un cote mauvais de l’humanite, la plupart des hommes y voient une figure humaine et rien de plus, quelques autres un peu plus haut places sur l’echelle des etres y apercoivent une partie des pensees traduites par le sculpteur, ils y admirent la forme ; mais les inities aux secrets de l’art sont tous d’intelligence avec le statuaire : en voyant son marbre, ils y reconnaissent le monde entier de ses pensees. Ceux-la sont les princes de l’art, ils portent en eux-memes un miroir ou vient se reflechir la nature avec ses plus legers accidents. Eh ! bien, il est en moi comme un miroir ou vient se reflechir la nature morale avec ses causes et ses effets. Je devine l’avenir et le passe en penetrant ainsi la conscience. Comment ? me diras-tu toujours. Fais que le marbre soit le corps d’un homme, fais que le statuaire soit le sentiment, la passion, le vice ou le crime, la vertu, la faute ou le repentir ; tu comprendras comment j’ai lu dans l’ame de l’etranger, sans neanmoins t’expliquer la Specialite ; car pour concevoir ce don, il faut le posseder.

Si Wilfrid tenait aux deux premieres portions de l’humanite si distinctes, aux hommes de force et aux hommes de pensee ; ses exces, sa vie tourmentee et ses fautes l’avaient souvent conduit vers la Foi, car le doute a deux cotes : le cote de la lumiere et le cote des tenebres. Wilfrid avait trop bien presse le monde dans ses deux formes, la Matiere et l’Esprit, pour ne pas etre atteint de la soif de l’inconnu, du desir d’aller au dela, dont sont presque tous saisis les hommes qui savent, peuvent et veulent. Mais ni sa science, ni ses actions, ni son vouloir n’avaient de direction. Il avait fui la vie sociale par necessite, comme le grand coupable cherche le cloitre. Le remords, cette vertu des faibles, ne l’atteignait pas. Le Remords est une impuissance, il recommencera sa faute.

Le Repentir seul est une force, il termine tout. Mais en parcourant le monde dont il s’etait fait un cloitre, Wilfrid n’avait trouve nulle part de baume pour ses blessures ; il n’avait vu nulle part de nature a laquelle il se put s’attacher. En lui, le desespoir avait desseche les sources du desir. Il etait de ces esprits qui, s’etant pris avec les passions, s’etant trouves plus forts qu’elles, n’ont plus rien a presser dans leurs serres ; qui, l’occasion leur manquant de se mettre a la tete de quelques-uns de leurs egaux pour fouler sous le sabot de leurs montures des populations entieres, acheteraient au prix d’un horrible martyre la faculte de se ruiner dans une croyance : espece de rochers sublimes qui attendent un coup de baguette qui ne vient pas, et qui pourrait en faire jaillir les sources lointaines. Jete par un dessein de sa vie inquiete et chercheuse dans les chemins de la Norwege, l’hiver l’y avait surpris a Jarvis. Le jour ou, pour la premiere fois, il vit Seraphita, cette rencontre lui fit oublier le passe de sa vie. La jeune fille lui causa ces sensations extremes qu’il ne croyait plus ranimables. Les cendres laisserent echapper une derniere flamme et se dissiperent au premier souffle de cette voix. Qui jamais s’est senti redevenir jeune et pur apres avoir froidi dans la vieillesse et s’etre sali dans l’impurete ?

Tout a coup Wilfrid aima comme il n’avait jamais aime ; il aima secretement, avec foi, avec terreur, avec d’intimes folies. Sa vie etait agitee dans la source meme de la vie, a la seule idee de voir Seraphita. En l’entendant, il allait en des mondes inconnus ; il etait muet devant elle, elle le fascinait. La, sous les neiges, parmi les glaces, avait grandi sur sa tige cette fleur celeste a laquelle aspiraient ses v?ux jusque-la trompes, et dont la vue reveillait les idees fraiches, les esperances, les sentiments qui se groupent autour de nous, pour nous enlever en des regions superieures, comme les Anges enlevent aux cieux les Elus dans les tableaux symboliques dictes aux peintres par quelque genie familier. Un celeste parfum amollissait le granit de ce rocher, une lumiere douee de parole lui versait les divines melodies qui accompagnent dans sa route le voyageur pour le ciel. Apres avoir epuise la coupe de l’amour terrestre que ses dents avaient broyee, il apercevait le vase d’election ou brillaient les ondes limpides, et qui donne soif des delices immarcessibles a qui peut y approcher des levres assez ardentes de foi pour n’en point faire eclater le cristal. Il avait rencontre ce mur d’airain a franchir qu’il cherchait sur la terre. Il allait impetueusement chez Seraphita dans le dessein de lui exprimer la portee d’une passion sous laquelle il bondissait comme le cheval de la fable sous ce cavalier de bronze que rien n’emeut, qui reste droit, et que les efforts de l’animal fougueux rendent toujours plus pesant et plus pressant. Il arrivait pour dire sa vie, pour peindre la grandeur de son ame par la grandeur de ses fautes, pour montrer les ruines de ses deserts ; mais quand il avait franchi l’enceinte, et qu’il se trouvait dans la zone immense embrassee par ces yeux dont le scintillant azur ne rencontrait point de bornes en avant et n’en offrait aucune en arriere, il devenait calme et soumis comme le lion qui, lance sur sa proie dans une plaine d’Afrique, recoit sur l’aile des vents un message d’amour, et s’arrete. Il s’ouvrait un abime ou tombaient les paroles de son delire, et d’ou s’elevait une voix qui le changeait : il etait enfant, enfant de seize ans, timide et craintif devant la jeune fille au front serein, devant cette blanche forme dont le calme inalterable ressemblait a la cruelle impassibilite de la justice humaine. Et le combat n’avait jamais cesse que pendant cette soiree, ou d’un regard elle l’avait enfin abattu, comme un milan qui, apres avoir decrit ses etourdissantes spirales autour de sa proie, la fait tomber stupefiee avant de l’emporter dans son aire. Il est en nous-memes de longues luttes dont le terme se trouve etre une de nos actions, et qui font comme un envers a l’humanite. Cet envers est a Dieu, l’endroit est aux hommes. Plus d’une fois Seraphita s’etait plu a prouver a Wilfrid qu’elle connaissait cet envers si varie, qui compose une seconde vie a la plupart des hommes.

Souvent elle lui avait dit de sa voix de tourterelle :

— « Pourquoi toute cette colere ? »

quand Wilfrid se promettait en chemin de l’enlever afin d’en faire une chose a lui.

Wilfrid seul etait assez fort pour jeter le cri de revolte qu’il venait de pousser chez monsieur Becker, et que le recit du vieillard avait calme. Cet homme si moqueur, si insulteur, voyait enfin poindre la clarte d’une croyance siderale en sa nuit ; il se demandait si Seraphita n’etait pas une exilee des spheres superieures en route pour la patrie. Les deifications dont abusent les amants en tous pays, il n’en decernait pas les honneurs a ce lis de la Norwege, il y croyait. Pourquoi restait-elle au fond de ce Fiord ?

qu’y faisait-elle ? Les interrogations sans reponse abondaient dans son esprit.

Qu’arriverait-il entre eux surtout ? Quel sort l’avait amene la ? Pour lui, Seraphita etait ce marbre immobile, mais leger comme une ombre, que Minna venait de voir se posant au bord du gouffre : Seraphita demeurait ainsi devant tous les gouffres sans que rien put l’atteindre, sans que l’arc de ses sourcils flechit, sans que la lumiere de sa prunelle vacillat. C’etait donc un amour sans espoir, mais non sans curiosite. Des le moment ou Wilfrid soupconna la nature etheree dans la magicienne qui lui avait dit le secret de sa vie en songes harmonieux, il voulut tenter de se la soumettre, de la garder, de la ravir au ciel ou peut-etre elle etait attendue. L’Humanite, la Terre ressaisissant leur proie, il les representerait. Son orgueil, seul sentiment par lequel l’homme puisse etre exalte long-temps, le rendrait heureux de ce triomphe pendant le reste de sa vie. A cette idee, son sang bouillonna dans ses veines, son c?ur se gonfla. S’il ne reussissait pas, il la briserait.

Il est si naturel de detruire ce qu’on ne peut posseder, de nier ce qu’on ne comprend pas, d’insulter a ce qu’on envie !

Le lendemain, Wilfrid, preoccupe par les idees que devait faire naitre le spectacle extraordinaire dont il avait ete le temoin la veille, voulut interroger David, et vint le voir en prenant le pretexte de demander des nouvelles de Seraphita. Quoique monsieur Becker crut le pauvre homme tombe en enfance, l’etranger se fia sur sa perspicacite pour decouvrir les parcelles de verite que roulerait le serviteur dans le torrent de ses divagations.

David avait l’immobile et indecise physionomie de l’octogenaire : sous ses cheveux blancs se voyait un front ou les rides formaient des assises ruinees, son visage etait creuse comme le lit d’un torrent a sec. Sa vie semblait s’etre entierement refugiee dans les yeux ou brillait un rayon ; mais cette lueur etait comme couverte de nuages, et comportait l’egarement actif, aussi bien que la stupide fixite de l’ivresse. Ses mouvements lourds et lents annoncaient les glaces de l’age et les communiquaient a qui s’abandonnait a le regarder long-temps, car il possedait la force de la torpeur. Son intelligence bornee ne se reveillait qu’au son de la voix, a la vue, au souvenir de sa maitresse. Elle etait l’ame de ce fragment tout materiel. En voyant David seul, vous eussiez dit d’un cadavre : Seraphita se montrait-elle, parlait-elle, etait-il question d’elle ? le mort sortait de sa tombe, il retrouvait le mouvement et la parole. Jamais les os desseches que le souffle divin doit ranimer dans la vallee de Josaphat, jamais cette image apocalyptique ne fut mieux realisee que par ce Lazare sans cesse rappele du sepulcre a la vie par la voix de la jeune fille. Son langage constamment figure, souvent incomprehensible, empechait les habitants de lui parler ; mais ils respectaient en lui cet esprit profondement devie de la route vulgaire, que le peuple admire instinctivement.

Wilfrid le trouva dans la premiere salle, en apparence endormi pres du poele. Comme le chien qui reconnait les amis de la maison, le vieillard leva les yeux, apercut l’etranger, et ne bougea pas.

— Eh ! bien, ou est-elle, demanda Wilfrid au vieillard en s’asseyant pres de lui.

David agita ses doigts en l’air comme pour peindre le vol d’un oiseau.

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