— Elle ne souffre plus, demanda Wilfrid.
— Les creatures promises au ciel savent seules souffrir sans que la souffrance diminue leur amour, ceci est la marque de la vraie foi, repondit gravement le vieillard comme un instrument essaye donne une note au hasard.
— Qui vous a dit ces paroles ?
— L’Esprit.
— Que lui est-il donc arrive hier au soir ? Avez-vous enfin force les Vertumnes en sentinelle ? vous etes- vous glisse a travers les Mammons ?
— Oui, repondit David en se reveillant comme d’un songe.
La vapeur confuse de son ?il se fondit sous une lueur venue de l’ame et qui le rendit par degres brillant comme celui d’un aigle, intelligent comme celui d’un poete.
— Qu’avez-vous vu ? lui demanda Wilfrid etonne de ce changement subit.
— J’ai vu les Especes et les Formes, j’ai entendu l’Esprit des choses, j’ai vu la revolte des Mauvais, j’ai ecoute la parole des Bons ! Ils sont venus sept demons, il est descendu sept archanges. Les archanges etaient loin, ils contemplaient voiles. Les demons etaient pres, ils brillaient et agissaient. Mammon est venu sur sa conque nacree, et sous la forme d’une belle femme nue ; la neige de son corps eblouissait, jamais les formes humaines ne seront si parfaites, et il disait : « — Je suis le Plaisir, et tu me possederas ! » Lucifer, le prince des serpents, est venu dans son appareil de souverain, l’Homme etait en lui beau comme un ange, et il a dit :
— « L’Humanite te servira ! » La reine des avares, celle qui ne rend rien de ce qu’elle a recu, la Mer est venue enveloppee de sa mante verte ; elle s’est ouvert le sein, elle a montre son ecrin de pierreries, elle a vomi ses tresors et les a offerts ; elle a fait arriver des vagues de saphirs et d’emeraudes ; ses productions se sont emues, elles ont surgi de leurs retraites, elles ont parle ; la plus belle d’entre les perles a deploye ses ailes de papillon, elle a rayonne, elle a fait entendre ses musiques marines, elle a dit : « — Toutes deux filles de la souffrance, nous sommes s?urs ; attends-moi ? nous partirons ensemble, je n’ai plus qu’a devenir femme. »
L’Oiseau qui a les ailes de l’aigle et les pattes du lion, une tete de femme et la croupe du cheval, l’Animal s’est abattu, lui a leche les pieds, promettant sept cents annees d’abondance a sa fille bien-aimee. Le plus redoutable, l’Enfant, est arrive jusqu’a ses genoux en pleurant et lui disant : « — Me quitteras-tu ? moi faible et souffrant, reste, ma mere ! » Il jouait avec les autres, il repandait la paresse dans l’air, et le ciel se serait laisse aller a sa plainte. La Vierge au chant pur a fait entendre ses concerts qui detendent l’ame. Les rois de l’Orient sont venus avec leurs esclaves, leurs armees et leurs femmes ; les Blesses ont demande son secours, les Malheureux ont tendu la main : « — Ne nous quittez pas ! ne nous quittez pas ! » Moi-meme j’ai crie : « Ne nous quittez pas ! Nous vous adorerons, restez ! » Les fleurs sont sorties de leurs graines en l’entourant de leurs parfums qui disaient : « — Restez ! » Le geant Enakim est sorti de Jupiter, amenant l’Or et ses amis, amenant les Esprits des Terres Astrales qui s’etaient joints a lui, tous ont dit :
« — Nous serons a toi pour sept cents annees. » Enfin, la Mort est descendue de son cheval pale et a dit : « — Je t’obeirai ! » Tous se sont prosternes a ses pieds, et si vous les aviez vus, ils remplissaient la grande plaine, et tous lui criaient : « — Nous t’avons nourri, tu es notre enfant, ne nous abandonne pas. » La Vie est sortie de ses Eaux Rouges, et a dit : « — Je ne te quitterai pas ! » Puis trouvant Seraphita silencieuse elle a relui comme le soleil en s’ecriant : « — Je suis la lumiere ! »— La lumiere est la ! s’est ecriee Seraphita en montrant les nuages ou s’agitaient les archanges ; mais elle etait fatiguee, le Desir lui avait brise les nerfs, elle ne pouvait que crier : « — O mon Dieu ! »
Combien d’Esprits Angeliques, en gravissant la montagne, et pres d’atteindre au sommet, ont rencontre sous leurs pieds un gravier qui les a fait rouler et les a replonges dans l’abime ! Tous ces Esprits dechus admiraient sa constance ; ils etaient la formant un Ch?ur immobile, et tous lui disaient en pleurant : « — Courage ! » Enfin elle a vaincu le Desir dechaine sur elle sous toutes les Formes et dans toutes les Especes. Elle est restee en prieres, et quand elle a leve les yeux, elle a vu le pied des Anges revolant aux cieux.
— Elle a vu le pied des Anges ? repeta Wilfrid.
— Oui, dit le vieillard.
— C’etait un reve qu’elle vous a raconte ? demanda Wilfrid.
— Un reve aussi serieux que celui de votre vie, repondit David, j’y etais.
Le calme du vieux serviteur frappa Wilfrid, qui s’en alla se demandant si ces visions etaient moins extraordinaires que celles dont les relations se trouvent dans Swedenborg, et qu’il avait lues la veille.
— Si les Esprits existent, ils doivent agir, se disait-il en entrant au presbytere ou il trouva monsieur Becker seul.
— Cher pasteur, dit Wilfrid, Seraphita ne tient a nous que par la forme, et sa forme est impenetrable. Ne me traitez ni de fou, ni d’amoureux : une conviction ne se discute point. Convertissez ma croyance en suppositions scientifiques, et cherchons a nous eclairer. Demain nous irons tous deux chez elle.
— Eh ! bien ? dit monsieur Becker.
— Si son ?il ignore l’espace, reprit Wilfrid, si sa pensee est une vue intelligente qui lui permet d’embrasser les choses dans leur essence, et de les relier a l’evolution generale des mondes ; si, en un mot, elle sait et voit tout, asseyons la pythonisse sur son trepied, forcons cet aigle implacable a deployer ses ailes en le menacant ! Aidez-moi ? je respire un feu qui me devore, je veux l’eteindre ou me laisser consumer. Enfin j’ai decouvert une proie, je la veux.
— Ce serait, dit le ministre, une conquete assez difficile a faire, car cette pauvre fille est…
— Est ?… reprit Wilfrid.
— Folle, dit le ministre.
— Je ne vous conteste pas sa folie, ne me contestez pas sa superiorite. Cher monsieur Becker, elle m’a souvent confondu par son erudition. A-t-elle voyage ?
— De sa maison au Fiord.
— Elle n’est pas sortie d’ici ! s’ecria Wilfrid, elle a donc beaucoup lu ?
— Pas un feuillet, pas un iota ! Moi seul ai des livres dans Jarvis. Les ?uvres de Swedenborg, les seuls ouvrages qui fussent au chateau, les voici. Jamais elle n’en a pris un seul.
— Avez-vous jamais essaye de causer avec elle ?
— A quoi bon ?
— Personne n’a vecu sous son toit ?
— Elle n’a pas eu d’autres amis que vous et Minna, ni d’autre serviteur que David.
— Elle n’a jamais entendu parler de sciences, ni d’arts ?
— Par qui ? dit le pasteur.
— Si elle disserte pertinemment de ces choses, comme elle en a souvent cause avec moi, que croiriez- vous ?
— Que cette fille a conquis peut-etre, pendant quelques annees de silence, les facultes dont jouissaient Apollonius de Tyane et beaucoup de pretendus sorciers que l’inquisition a brules, ne voulant pas admettre la seconde vue.
— Si elle parle arabe, que penseriez-vous ?
— L’histoire des sciences medicales consacre plusieurs exemples de filles qui ont parle des langues a elles inconnues.
— Que faire ? dit Wilfrid. Elle connait dans le passe de ma vie des choses dont le secret n’etait qu’a moi.
— Nous verrons si elle me dit les pensees que je n’ai confiees a personne, dit monsieur Becker.
Minna rentra.
— He ! bien, ma fille, que devient ton demon !
— Il souffre, mon pere, repondit-elle en saluant Wilfrid. Les passions humaines, revetues de leurs fausses richesses, l’ont entoure pendant la nuit, et lui ont deroule des pompes inouies. Mais vous traitez ces choses de contes.
— Des contes aussi beaux pour qui les lit dans son cerveau que le sont pour le vulgaire ceux des Mille et une Nuits, dit le pasteur en souriant.
— Satan, reprit-elle, n’a-t-il donc pas transporte le Sauveur sur le haut du temple, en lui montrant les nations a ses pieds ?