de lumiere, vous m’en avez donne soif.

Monsieur Becker tendit un volume a Wilfrid, qui se mit a lire aussitot. Il etait environ neuf heures du soir. La servante vint servir le souper. Minna fit le the. Le repas fini, chacun d’eux resta silencieusement occupe, le pasteur a lire le Traite des Incantations, Wilfrid a saisir l’esprit de Swedenborg, la jeune fille a coudre en s’abimant dans ses souvenirs. Ce fut une veillee de Norwege, une soiree paisible, studieuse, pleine de pensees, des fleurs sous de la neige. En devorant les pages du prophete, Wilfrid n’existait plus que par ses sens interieurs. Parfois, le pasteur le montrait d’un air moitie serieux, moitie railleur a Minna qui souriait avec une sorte de tristesse. Pour Minna, la tete de Seraphitus lui souriait en planant sur le nuage de fumee qui les enveloppait tous trois. Minuit sonna. La porte exterieure fut violemment ouverte. Des pas pesants et precipites, les pas d’un vieillard effraye, se firent entendre dans l’espece d’antichambre etroite qui se trouvait entre les deux portes. Puis, tout a coup, David se montra dans le parloir.

— Violence ! violence ! s’ecria-t-il. Venez ! venez tous ! Les Satans sont dechaines ! ils ont des mitres de feu. Ce sont des Adonis, des Vertumnes, des Sirenes !

ils le tentent comme Jesus fut tente sur la montagne. Venez les chasser.

— Reconnaissez-vous le langage de Swedenborg ? le voila pur, dit en riant le pasteur.

Mais Wilfrid et Minna regardaient avec terreur le vieux David qui, ses cheveux blancs epars, les yeux egares, les jambes tremblantes et couvertes de neige, car il etait venu sans patins, restait agite comme si quelque vent tumultueux le tourmentait.

— Qu’est-il arrive ? lui dit Minna.

— Eh ! bien, les Satans esperent et veulent le reconquerir.

Ces mots firent palpiter Wilfrid.

— Voici pres de cinq heures qu’elle est debout, les yeux leves au ciel, les bras etendus ; elle souffre, elle crie a Dieu. Je ne puis franchir les limites, l’enfer a pose des Vertumnes en sentinelle. Ils ont eleve des murailles de fer entre elle et son vieux David.

Si elle a besoin de moi, comment ferai-je ? Secourez-moi ! venez prier !

Le desespoir de ce pauvre vieillard etait effrayant a voir.

— La clarte de Dieu la defend ; mais si elle allait ceder a la violence ? reprit-il avec une bonne foi seductrice.

— Silence ! David, n’extravaguez pas ! Ceci est un fait a verifier. Nous allons vous accompagner, dit le pasteur, et vous verrez qu’il ne se trouve chez vous ni Vertumnes, ni Satans, ni Sirenes.

— Votre pere est aveugle, dit tout bas David a Minna.

Wilfrid, sur qui la lecture d’un premier traite de Swedenborg, qu’il avait rapidement parcouru, venait de produire un effet violent, etait deja dans le corridor, occupe a mettre ses patins. Minna fut prete aussitot. Tous deux laisserent en arriere les deux vieillards, et s’elancerent vers le chateau suedois.

— Entendez-vous ce craquement ? dit Wilfrid.

— La glace du Fiord remue, repondit Minna ; mais voici bientot le printemps.

Wilfrid garda le silence. Quand tous deux furent dans la cour, ils ne se sentirent ni la faculte ni la force d’entrer dans la maison.

— Que pensez-vous d’elle ? dit Wilfrid.

— Quelles clartes ! s’ecria Minna qui se placa devant la fenetre du salon. Le voila ! mon Dieu, qu’il est beau ! O ! mon Seraphitus, prends-moi.

L’exclamation de la jeune fille fut tout interieure. Elle voyait Seraphitus debout, legerement enveloppe d’un brouillard couleur d’opale qui s’echappait a une faible distance de ce corps presque phosphorique.

— Comme elle est belle ! s’ecria mentalement aussi Wilfrid.

En ce moment, monsieur Becker arriva, suivi de David : il vit sa fille et l’etranger devant la fenetre, vint pres d’eux, regarda dans le salon, et dit :

— Eh ! bien, David, elle fait ses prieres.

— Mais, monsieur, essayez d’entrer.

— Pourquoi troubler ceux qui prient ? repondit le pasteur.

En ce moment, un rayon de la lune, qui se levait sur le Falberg, jaillit sur la fenetre. Tous se retournerent emus par cet effet naturel qui les fit tressaillir ; mais quand ils revinrent pour voir Seraphita, elle avait disparu.

— Voila qui est etrange ! dit Wilfrid surpris.

— Mais j’entends des sons delicieux ! dit Minna.

— Eh ! bien, quoi ? dit le pasteur, elle va sans doute se coucher.

David etait rentre. Ils revinrent en silence ; aucun d’eux ne comprenait les effets de cette vision de la meme maniere : Monsieur Becker doutait, Minna adorait, Wilfrid desirait.

Wilfrid etait un homme de trente-six ans. Quoique largement developpees, ses proportions ne manquaient pas d’harmonie. Sa taille etait mediocre, comme celle de presque tous les hommes qui sont eleves au-dessus des autres ; sa poitrine et ses epaules etaient larges, et son col etait court comme celui des hommes dont le c?ur doit etre rapproche de la tete ; ses cheveux etaient noirs, epais et fins ; ses yeux, d’un jaune brun, possedaient un eclat solaire qui annoncait avec quelle avidite sa nature aspirait la lumiere. Si ses traits males et bouleverses pechaient par l’absence du calme interieur que communique une vie sans orages, ils annoncaient les ressources inepuisables de sens fougueux et les appetits de l’instinct : de meme que ses mouvements indiquaient la perfection de l’appareil physique, la flexibilite des sens et la fidelite de leur jeu. Cet homme pouvait lutter avec le sauvage, entendre comme lui le pas des ennemis dans le lointain des forets, en flairer la senteur dans les airs, et voir a l’horizon le signal d’un ami. Son sommeil etait leger comme celui de toutes les creatures qui ne veulent se laisser surprendre. Son corps se mettait promptement en harmonie avec le climat des pays ou le conduisait sa vie a tempetes. L’art et la science eussent admire dans cette organisation une sorte de modele humain ; en lui tout s’equilibrait : l’action et le c?ur, l’intelligence et la volonte. Au premier abord, il semblait devoir etre classe parmi les etres purement instinctifs qui se livrent aveuglement aux besoins materiels ; mais des le matin de la vie, il s’etait elance dans le monde social avec lequel ses sentiments l’avaient commis ; l’etude avait agrandi son intelligence, la meditation avait aiguise sa pensee, les sciences avaient elargi son entendement. Il avait etudie les lois humaines, le jeu des interets mis en presence par les passions, et paraissait s’etre familiarise de bonne heure avec les abstractions sur lesquelles reposent les Societes. Il avait pali sur les livres qui sont les actions humaines mortes, puis il avait veille dans les capitales europeennes au milieu des fetes, il s’etait eveille dans plus d’un lit, il avait dormi peut-etre sur le champ de bataille pendant la nuit qui precede le combat et pendant celle qui suit la victoire ; peut-etre sa jeunesse orageuse l’avait-elle jete sur le tillac d’un corsaire a travers les pays les plus contrastants du globe ; il connaissait ainsi les actions humaines vivantes. Il savait donc le present et le passe ; l’histoire double, celle d’autrefois, celle d’aujourd’hui. Beaucoup d’hommes ont ete, comme Wilfrid, egalement puissants par la Main, par le C?ur et par la Tete ; comme lui, la plupart ont abuse de leur triple pouvoir. Mais si cet homme tenait encore par son enveloppe a la partie limoneuse de l’humanite, certes il appartenait egalement a la sphere ou la force est intelligente. Malgre les voiles dans lesquels s’enveloppait son ame, il se rencontrait en lui ces indicibles symptomes visibles a l’?il des etres purs, a celui des enfants dont l’innocence n’a recu le souffle d’aucune passion mauvaise, a celui du vieillard qui a reconquis la sienne ; ces marques denoncaient un Cain auquel il restait une esperance, et qui semblait chercher quelque absolution au bout de la terre. Minna soupconnait le forcat de la gloire en cet homme, et Seraphita le connaissait ; toutes deux l’admiraient et le plaignaient. D’ou leur venait cette prescience ? Rien a la fois de plus simple et de plus extraordinaire. Des que l’homme veut penetrer dans les secrets de la nature, ou rien n’est secret, ou il s’agit seulement de voir, il s’apercoit que le simple y produit le merveilleux.

— Seraphitus, dit un soir Minna quelques jours apres l’arrivee de Wilfrid a Jarvis, vous lisez dans l’ame de cet etranger, tandis que je n’en recois que de vagues impressions. Il me glace ou m’echauffe, mais vous paraissez savoir la cause de ce froid ou de cette chaleur ; vous pouvez me le dire, car vous savez tout de lui.

— Oui, j’ai vu les causes, dit Seraphitus en abaissant sur ses yeux ses larges paupieres.

— Par quel pouvoir ? dit la curieuse Minna.

— J’ai le don de Specialite, lui repondit-il. La Specialite constitue une espece de vue interieure qui penetre tout, et tu n’en comprendras la portee que par une comparaison. Dans les grandes villes de l’Europe d’ou sortent des ?uvres ou la Main humaine cherche a representer les effets de la nature morale aussi bien que ceux de la

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