Ces paroles furent prononcees d’une voix surnaturelle par laquelle je fus affecte plus vivement encore que par l’eclat empreint sur son visage qui suait la lumiere. Son aspect realisait les fantastiques images que nous concevons des inspires en lisant les propheties de la Bible. Mais de tels effets ne sont pas rares au milieu de nos montagnes, ou le nitre des neiges subsistantes produit dans notre organisation d’etonnants phenomenes. Je lui demandai la cause de son emotion. — Swedenborg est venu, je le quitte, j’ai respire l’air du ciel, me dit-il. — Sous quelle forme vous est-il apparu ? repris-je. — Sous son apparence mortelle, vetu comme il l’etait la derniere fois que je le vis a Londres, chez Richard Shearsmith, dans le quartier de Cold-Bath-Field, en juillet 1771. Il portait son habit de ratine a reflets changeants, a boutons d’acier, son gilet ferme, sa cravate blanche, et la meme perruque magistrale, a rouleaux poudres sur les cotes, et dont les cheveux releves par- devant lui decouvraient ce front vaste et lumineux en harmonie avec sa grande figure carree, ou tout est puissance et calme. J’ai reconnu ce nez a larges narines pleines de feu ; j’ai revu cette bouche qui a toujours souri, bouche angelique d’ou sont sortis ces mots pleins de mon bonheur :

— « A bientot ! » Et j’ai senti les resplendissements de l’amour celeste. La conviction qui brillait dans le visage du baron m’interdisait toute discussion, je l’ecoutais en silence, sa voix avait une chaleur contagieuse qui m’echauffait les entrailles ; son fanatisme agitait mon c?ur, comme la colere d’autrui nous fait vibrer les nerfs. Je le suivis en silence et vins dans sa maison, ou j’apercus l’enfant sans nom, couche sur sa mere qui l’enveloppait mysterieusement.

Seraphita m’entendit venir et leva la tete vers moi : ses yeux n’etaient pas ceux d’un enfant ordinaire ; pour exprimer l’impression que j’en recus, il faudrait dire qu’ils voyaient et pensaient deja. L’enfance de cette creature predestinee fut accompagnee de circonstances extraordinaires dans notre climat. Pendant neuf annees, nos hivers ont ete plus doux et nos etes plus longs que de coutume. Ce phenomene causa plusieurs discussions entre les savants ; mais si leurs explications parurent suffisantes aux academiciens, elles firent sourire le baron quand je les lui communiquai. Jamais Seraphita n’a ete vue dans sa nudite, comme le sont quelquefois les enfants ; jamais elle n’a ete touchee ni par un homme ni par une femme ; elle a vecu vierge sur le sein de sa mere, et n’a jamais crie. Le vieux David vous confirmera ces faits, si vous le questionnez sur sa maitresse pour laquelle il a d’ailleurs une adoration semblable a celle qu’avait pour l’arche sainte le roi dont il porte le nom. Des l’age de neuf ans, l’enfant a commence a se mettre en etat de priere : la priere est sa vie ; vous l’avez vue dans notre temple, a Noel, seul jour ou elle y vienne ; elle y est separee des autres chretiens par un espace considerable. Si cet espace n’existe pas entre elle et les hommes, elle souffre.

Aussi reste-t-elle la plupart du temps au chateau. Les evenements de sa vie sont d’ailleurs inconnus, elle ne se montre pas ; ses facultes, ses sensations, tout est interieur ; elle demeure la plus grande partie du temps dans l’etat de contemplation mystique habituel, disent les ecrivains papistes, aux premiers chretiens solitaires en qui demeurait la tradition de la parole de Christ. Son entendement, son ame, son corps, tout en elle est vierge comme la neige de nos montagnes. A dix ans, elle etait telle que vous la voyez maintenant. Quand elle eut neuf ans, son pere et sa mere expirerent ensemble, sans douleur, sans maladie visible, apres avoir dit l’heure a laquelle ils cesseraient d’etre.

Debout, a leurs pieds, elle les regardait d’un ?il calme, sans temoigner ni tristesse, ni douleur, ni joie, ni curiosite ; son pere et sa mere lui souriaient. Quand nous vinmes prendre les deux corps, elle dit :

— Emportez ! — Seraphita, lui dis-je, car nous l’avons appelee ainsi, n’etes-vous donc pas affectee de la mort de votre pere et de votre mere ?

ils vous aimaient tant ! — Morts ? dit-elle. Non, ils sont en moi pour toujours. Ceci n’est rien, ajouta-t-elle en montrant sans aucune emotion les corps que l’on enlevait. Je la voyais pour la troisieme fois depuis sa naissance. Au temple, il est difficile de l’apercevoir, elle est debout pres de la colonne a laquelle tient la chaire dans une obscurite qui ne permet pas de saisir ses traits. Des serviteurs de cette maison, il ne restait, lors de cet evenement, que le vieux David, qui, malgre ses quatre-vingt-deux ans, suffit a servir sa maitresse. Quelques gens de Jarvis ont raconte des choses merveilleuses sur cette fille. Leurs contes ayant pris une certaine consistance dans un pays essentiellement ami des mysteres, je me suis mis a etudier le traite des Incantations de Jean Wier, et les ouvrages relatifs a la demonologie, ou sont consignes les effets pretendus surnaturels en l’homme, afin d’y chercher des faits analogues a ceux qui lui sont attribues.

— Vous ne croyez donc pas en elle ? dit Wilfrid.

— Si fait, dit avec bonhomie le pasteur, je vois en elle une fille extremement capricieuse, gatee par ses parents, qui lui ont tourne la tete avec les idees religieuses que je viens de vous formuler.

Minna laissa echapper un signe de tete qui exprima doucement une negation.

— Pauvre fille ! dit le docteur en continuant, ses parents lui ont legue l’exaltation funeste qui egare les mystiques et les rend plus ou moins fous. Elle se soumet a des dietes qui desolent le pauvre David. Ce bon vieillard ressemble a une plante chetive qui s’agite au moindre vent, qui s’epanouit au moindre rayon de soleil. Sa maitresse, dont le langage incomprehensible est devenu le sien, est son vent et son soleil ; elle a pour lui des pieds de diamant et le front parseme d’etoiles ; elle marche environnee d’une lumineuse et blanche atmosphere ; sa voix est accompagnee de musiques ; elle a le don de se rendre invisible, Demandez a la voir ? il vous repondra qu’elle voyage dans les Terres Astrales. Il est difficile de croire a de telles fables. Vous le savez, tout miracle ressemble plus ou moins a l’histoire de la Dent d’or. Nous avons une dent d’or a Jarvis, voila tout. Ainsi, Duncker le pecheur affirme l’avoir vue, tantot se plongeant dans le Fiord d’ou elle ressort sous la forme d’un eider, tantot marchant sur les flots pendant la tempete. Fergus, qui mene les troupeaux dans les s?ler, dit avoir vu, dans les temps pluvieux, le ciel toujours clair au-dessus du chateau suedois, et toujours bleu au-dessus de la tete de Seraphita quand elle sort. Plusieurs femmes entendent les sons d’un orgue immense quand Seraphita vient dans le temple, et demandent serieusement a leurs voisines si elles ne les entendent pas aussi. Mais, ma fille, que, depuis deux ans, Seraphita prend en affection, n’a point entendu de musique, et n’a point senti les parfums du ciel qui, dit-on, embaument les airs quand elle se promene. Minna est souvent rentree en m’exprimant une naive admiration de jeune fille pour les beautes de notre printemps ; elle revenait enivree des odeurs que jettent les premieres pousses des melezes, des pins ou des fleurs qu’elle etait allee respirer avec elle : mais apres un si long hiver, rien n’est plus naturel que cet excessif plaisir. La compagnie de ce demon n’a rien de bien extraordinaire, dis, mon enfant ?

— Ses secrets ne sont pas les miens, repondit Minna. Pres de lui, je sais tout ; loin de lui, je ne sais plus rien ; pres de lui, je ne suis plus moi ; loin de lui, j’ai tout oublie de cette vie delicieuse. Le voir est un reve dont la souvenance ne me reste que suivant sa volonte. J’ai pu entendre pres de lui, sans m’en souvenir loin de lui, les musiques dont parlent la femme de Bancker et celle d’Erikson ; j’ai pu, pres de lui, sentir des parfums celestes, contempler des merveilles, et ne plus en avoir idee ici.

— Ce qui m’a surpris le plus depuis que je la connais, ce fut de la voir vous souffrir pres d’elle, reprit le pasteur en s’adressant a Wilfrid.

— Pres d’elle ! dit l’etranger, elle ne m’a jamais laisse ni lui baiser, ni meme lui toucher la main. Quand elle me vit pour la premiere fois, son regard m’intimida ; elle me dit :

— Soyez le bienvenu ici, car vous deviez venir. Il me sembla qu’elle me connaissait.

J’ai tremble. La terreur me fait croire en elle.

— Et moi l’amour, dit Minna sans rougir.

— Ne vous moquez-vous pas de moi ? dit monsieur Becker en riant avec bonhomie ; toi, ma fille, en te disant un Esprit d’Amour, et vous, monsieur, en vous faisant un Esprit de Sagesse ?

Il but un verre de biere, et ne s’apercut pas du singulier regard que Wilfrid jeta sur Minna.

— Plaisanterie a part, reprit le ministre, j’ai ete fort surpris d’apprendre qu’aujourd’hui, pour la premiere fois, ces deux folles seraient allees sur le sommet du Falberg ; mais n’est-ce pas une exageration de jeunes filles qui seront montees sur quelque colline ? il est impossible d’atteindre a la cime du Falberg.

— Mon pere, dit Minna d’une voix emue, j’ai donc ete sous le pouvoir du demon, car j’ai gravi le Falberg avec lui.

— Voila qui devient serieux, dit monsieur Becker ; Minna n’a jamais menti.

— Monsieur Becker, reprit Wilfrid, je vous affirme que Seraphita exerce sur moi des pouvoirs si extraordinaires, que je ne sais aucune expression qui puisse en donner une idee. Elle m’a revele des choses que moi seul je puis connaitre.

— Somnambulisme ! dit le vieillard. D’ailleurs, plusieurs effets de ce genre sont rapportes par Jean Wier comme des phenomenes fort explicables et jadis observes en Egypte.

— Confiez-moi les ?uvres theosophiques de Swedenborg, dit Wilfrid, je veux me plonger dans ces gouffres

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