— D’enchantements ! s’ecria le pasteur en secouant les cendres de sa pipe dans un plat grossier plein de sable qui lui servait de crachoir. Existe-t-il des enchantements ?

— Certes, vous qui lisez en ce moment si consciencieusement le livre des INCANTATIONS de Jean Wier, vous comprendrez l’explication que je puis vous donner de mes sensations, reprit aussitot Wilfrid. Si l’on etudie attentivement la nature dans ses grandes revolutions comme dans ses plus petites ?uvres, il est impossible de ne pas reconnaitre l’impossibilite d’un enchantement, en donnant a ce mot sa veritable signification. L’homme ne cree pas de forces, il emploie la seule qui existe et qui les resume toutes, le mouvement, souffle incomprehensible du souverain fabricateur des mondes. Les especes sont trop bien separees pour que la main humaine puisse les confondre ; et le seul miracle dont elle etait capable s’est accompli dans la combinaison de deux substances ennemies. Encore la poudre est-elle germaine de la foudre ! Quant a faire surgir une creation, et soudain ? toute creation exige le temps, et le temps n’avance ni ne recule sous le doigt. Ainsi, en dehors de nous, la nature plastique obeit a des lois dont l’ordre et l’exercice ne seront intervertis par aucune main d’homme. Mais, apres avoir ainsi fait la part de la Matiere, il serait deraisonnable de ne pas reconnaitre en nous l’existence d’un monstrueux pouvoir dont les effets sont tellement incommensurables que les generations connues ne les ont pas encore parfaitement classes. Je ne vous parle pas de la faculte de tout abstraire, de contraindre la Nature a se renfermer dans le Verbe, acte gigantesque auquel le vulgaire ne reflechit pas plus qu’il ne songe au mouvement ; mais qui a conduit les theosophes indiens a expliquer la creation par un verbe auquel ils ont donne la puissance inverse. La plus petite portion de leur nourriture, un grain de riz d’ou sort une creation, et dans lequel cette creation se resume alternativement, leur offrait une si pure image du verbe createur et du verbe abstracteur, qu’il etait bien simple d’appliquer ce systeme a la production des mondes. La plupart des hommes devaient se contenter du grain de riz seme dans le premier verset de toutes les Geneses. Saint Jean, disant que le Verbe etait en Dieu, n’a fait que compliquer la difficulte. Mais la granification, la germination et la floraison de nos idees est peu de chose, si nous comparons cette propriete partagee entre beaucoup d’hommes, a la faculte tout individuelle de communiquer a cette propriete des forces plus ou moins actives par je ne sais quelle concentration, de la porter a une troisieme, a une neuvieme, a une vingt-septieme puissance, de la faire mordre ainsi sur les masses, et d’obtenir des resultats magiques en condensant les effets de la nature. Or, je nomme enchantements, ces immenses actions jouees entre deux membranes sur la toile de notre cerveau. Il se rencontre dans la nature inexploree du Monde Spirituel certains etres armes de ces facultes inouies, comparables a la terrible puissance que possedent les gaz dans le monde physique, et qui se combinent avec d’autres etres, les penetrent comme cause active, produisent en eux des sortileges contre lesquels ces pauvres ilotes sont sans defense : ils les enchantent, les dominent, les reduisent a un horrible vasselage, et font peser sur eux les magnificences et le sceptre d’une nature superieure en agissant tantot a la maniere de la torpille qui electrise et engourdit le pecheur ; tantot comme une dose de phosphore qui exalte la vie ou en accelere la projection ; tantot comme l’opium qui endort la nature corporelle, degage l’esprit de ses liens, le laisse voltiger sur le monde, le lui montre a travers un prisme, et lui en extrait la pature qui lui plait le plus ; tantot enfin comme la catalepsie qui annule toutes les facultes au profit d’une seule vision. Les miracles, les enchantements, les incantations, les sortileges, enfin les actes, improprement appeles surnaturels, ne sont possibles et ne peuvent s’expliquer que par le despotisme avec lequel un Esprit nous contraint a subir les effets d’une optique mysterieuse qui grandit, rapetisse, exalte la creation, la fait mouvoir en nous a son gre, nous la defigure ou nous l’embellit, nous ravit au ciel ou nous plonge en enfer, les deux termes par lesquels s’expriment l’extreme plaisir et l’extreme douleur. Ces phenomenes sont en nous et non au dehors. L’etre que nous nommons Seraphita me semble un de ces rares et terribles demons auxquels il est donne d’etreindre les hommes, de presser la nature et d’entrer en partage avec l’occulte pouvoir de Dieu. Le cours de ses enchantements a commence chez moi par le silence qui m’etait impose. Chaque fois que j’osais vouloir vous interroger sur elle, il me semblait que j’allais reveler un secret dont je devais etre l’incorruptible gardien ; chaque fois que j’ai voulu vous questionner, un sceau brulant s’est pose sur mes levres, et j’etais le ministre involontaire de cette mysterieuse defense. Vous me voyez ici pour la centieme fois, abattu, brise, pour avoir ete jouer avec le monde hallucinateur que porte en elle cette jeune fille douce et frele pour vous deux, mais pour moi la magicienne la plus dure. Oui, elle est pour moi comme une sorciere qui, dans sa main droite, porte un appareil invisible pour agiter le globe, et dans sa main gauche, la foudre pour tout dissoudre a son gre. Enfin, je ne sais plus regarder son front ; il est d’une insupportable clarte. Je cotoie trop inhabilement depuis quelques jours les abimes de la folie pour me taire. Je saisis donc le moment ou j’ai le courage de resister a ce monstre qui m’entraine apres lui, sans me demander si je puis suivre son vol. Qui est-elle ? L’avez-vous vue jeune ? Est-elle nee jamais ? a-t-elle eu des parents ? Est-elle enfantee par la conjonction de la glace et du soleil ? elle glace et brule, elle se montre et se retire comme une verite jalouse, elle m’attire et me repousse, elle me donne tour a tour la vie et la mort, je l’aime et je la hais. Je ne puis plus vivre ainsi, je veux etre tout a fait, ou dans le ciel, ou dans l’enfer.

Gardant d’une main sa pipe chargee a nouveau, de l’autre le couvercle sans le remettre, monsieur Becker ecoutait Wilfrid d’un air mysterieux, en regardant par instants sa fille qui paraissait comprendre ce langage, en harmonie avec l’etre qui l’inspirait.

Wilfrid etait beau comme Hamlet resistant a l’ombre de son pere, et avec laquelle il converse en la voyant se dresser pour lui seul au milieu des vivants.

— Ceci ressemble fort au discours d’un homme amoureux, dit naivement le bon pasteur.

— Amoureux ! reprit Wilfrid ; oui, selon les idees vulgaires. Mais, mon cher monsieur Becker, aucun mot ne peut exprimer la frenesie avec laquelle je me precipite vers cette sauvage creature.

— Vous l’aimez donc ? dit Minna d’un ton de reproche.

— Mademoiselle, j’eprouve des tremblements si singuliers quand je la vois, et de si profondes tristesses quand je ne la vois plus, que, chez tout homme, de telles emotions annonceraient l’amour ; mais ce sentiment rapproche ardemment les etres, tandis que, toujours entre elle et moi, s’ouvre je ne sais quel abime dont le froid me penetre quand je suis en sa presence, et dont la conscience s’evanouit quand je suis loin d’elle. Je la quitte toujours plus desole, je reviens toujours avec plus d’ardeur, comme les savants qui cherchent un secret et que la nature repousse ; comme le peintre qui veut mettre la vie sur une toile, et se brise avec toutes les ressources de l’art dans cette vaine tentative.

— Monsieur, tout cela me parait bien juste, repondit naivement la jeune fille.

— Comment pouvez-vous le savoir, Minna ? demanda le vieillard.

— Ah ! mon pere, si vous etiez alle ce matin avec nous sur les sommets du Falberg, et que vous l’eussiez vue priant, vous ne me feriez pas cette question ! Vous diriez, comme monsieur Wilfrid, quand il l’apercut pour la premiere fois dans notre temple :

— C’est le Genie de la Priere.

Ces derniers mots furent suivis d’un moment de silence.

— Ah ! certes, reprit Wilfrid, elle n’a rien de commun avec les creatures qui s’agitent dans les trous de ce globe.

— Sur le Falberg ? s’ecria le vieux pasteur. Comment avez-vous fait pour y parvenir ?

— Je n’en sais rien, repondit Minna. Ma course est maintenant pour moi comme un reve dont le souvenir seul me reste ! Je n’y croirais peut-etre point sans ce temoignage materiel.

Elle tira la fleur de son corsage et la montra. Tous trois resterent les yeux attaches sur la jolie saxifrage encore fraiche qui, bien eclairee par les lampes, brilla dans le nuage de fumee comme une autre lumiere.

— Voila qui est surnaturel, dit le vieillard en voyant une fleur eclose en hiver.

— Un abime ! s’ecria Wilfrid exalte par le parfum.

— Cette fleur me donne le vertige, reprit Minna. Je crois encore entendre sa parole qui est la musique de la pensee, comme je vois encore la lumiere de son regard qui est l’amour.

— De grace, mon cher monsieur Becker, dites-moi la vie de Seraphita, enigmatique fleur humaine dont l’image nous est offerte par cette touffe mysterieuse.

— Mon cher hote, repondit le vieillard en lachant une bouffee de tabac, pour vous expliquer la naissance de cette creature, il est necessaire de vous debrouiller les nuages de la plus obscure de toutes les doctrines chretiennes ; mais il n’est pas facile d’etre clair en parlant de la plus incomprehensible des revelations, dernier eclat de la foi qui ait, dit-on, rayonne sur notre tas de boue. Connaissez-vous SWEDENBORG ?

— De nom seulement, mais de lui, de ses livres, de sa religion, je ne sais rien.

— He ! bien, je vais vous raconter SWEDENBORG en entier.

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