« Sire, chassez ce fou ! »
Mais le fou reprit, de sa voix etrange :
« Reine Iseut, ne vous souvient-il pas du grand dragon que j'ai occis en votre terre ? J'ai cache sa langue dans ma chausse, et, tout brule par son venin, je suis tombe pres du marecage. J'etais alors un merveilleux chevalier ! … et j'attendais la mort, quand vous m'avez secouru.»
Iseut repond :
« Tais-toi, tu fais injure aux chevaliers, car tu n'es qu'un fou de naissance. Maudits soient les mariniers qui t'apporterent ici, au lieu de te jeter a la mer ! »
Le fou eclata de rire et poursuivit :
« Reine Iseut, ne vous souvient-il pas du bain ou vous vouliez me tuer de mon epee ? et du conte du cheveu d'or qui vous apaisa ? et comment je vous ai defendue contre le senechal couard ?
– Taisez-vous, mechant conteur ! Pourquoi venez-vous ici debiter vos songeries ? Vous etiez ivre hier soir sans doute, et l'ivresse vous a donne ces reves.
– C'est vrai, je suis ivre, et de telle boisson que jamais cette ivresse ne se dissipera. Reine Iseut, ne vous souvient-il pas de ce jour si beau, si chaud, sur la haute mer ? Vous aviez soif, ne vous en souvient-il pas, fille de roi ? Nous bumes tous deux au meme hanap. Depuis, j'ai toujours ete ivre, et d'une mauvaise ivresse… »
Quand Iseut entendit ces paroles qu'elle seule pouvait comprendre, elle se cacha la tete dans son manteau, se leva et voulut s'en aller. Mais le roi la retint par sa chape d'hermine et la fit rasseoir a ses cotes :
« Attendez un peu, Iseut, amie, que nous entendions ces folies jusqu'au bout. Fou, quel metier sais-tu faire ?
– J'ai servi des rois et des comtes.
– En verite, sais-tu chasser aux chiens ? aux oiseaux ?
– Certes, quand il me plait, de chasser en foret, je sais prendre, avec mes levriers, les grues qui volent dans les nuees ; avec mes limiers, les cygnes, les oies bises ou blanches, les pigeons sauvages ; avec mon arc, les plongeons et les butors ! »
Tous s'en rirent bonnement, et le roi demanda :
« Et que prends-tu, frere, quand tu chasses au gibier de riviere ?
– Je prends tout ce que je trouve : avec mes autours, les loups des bois et les grands ours ; avec mes gerfauts, les sangliers ; avec mes faucons, les chevreuils et les daims ; les renards, avec mes eperviers ; les lievres, avec mes emerillons. Et quand je rentre chez qui m'heberge, je sais bien jouer de la massue, partager les tisons entre les ecuyers, accorder ma harpe et chanter en musique, et aimer les reines, et jeter par les ruisseaux des copeaux bien tailles. En verite, ne suis-je pas bon menestrel ? Aujourd'hui, vous avez vu comme je sais m'escrimer du baton. »
Et il frappe de sa massue autour de lui.
« Allez-vous-en d'ici, crie-t-il, seigneurs cornouaillais ! Pourquoi rester encore ? N'avez-vous pas deja mange ? N'etes-vous pas repus ? »
Le roi, s'etant diverti du fou, demanda son destrier et ses faucons et emmena en chasse chevaliers et ecuyers.
« Sire, lui dit Iseut, je me sens lasse et dolente. Permettez que j'aille reposer dans ma chambre ; je ne puis ecouter plus longtemps ces folies. »
Elle se retira toute pensive en sa chambre, s'assit sur son lit, et mena grand deuil :
« Chetive ! pourquoi suis-je nee ? J'ai le c?ur lourd et marri. Brangien, chere s?ur, ma vie est si apre et si dure que mieux me vaudrait la mort ! Il y a la un fou, tondu en croix, venu ceans a la male heure : ce fou, ce jongleur est chanteur ou devin, car il sait de point en point mon etre et ma vie ; il sait des choses que nul ne sait,