hormis vous, moi et Tristan ; il les sait, le truand, par enchantement et sortilege.»
Brangien repondit :
« Ne serait-ce pas Tristan lui-meme ?
– Non, car Tristan est beau et le meilleur des chevaliers ; mais cet homme est hideux et contrefait. Maudit soit-il de Dieu ! maudite soit l'heure ou il est ne, et maudite la nef qui l'apporta, au lieu de le noyer la-dehors, sous les vagues profondes !
– Apaisez-vous, dame, dit Brangien. Vous savez trop bien, aujourd'hui, maudire et excommunier ! Ou donc avez-vous appris un tel metier ? Mais peut-etre cet homme serait-il le messager de Tristan ?
– Je ne crois pas, je ne l'ai pas reconnu. Mais allez le trouver, belle amie, parlez-lui, voyez si vous le reconnaitrez. »
Brangien s'en fut vers la salle ou le fou, assis sur un banc, etait reste seul. Tristan la reconnut, laissa tomber sa massue et lui dit :
« Brangien, franche Brangien, je vous conjure par Dieu, ayez pitie de moi !
– Vilain fou, quel diable vous a enseigne mon nom ?
– Belle, des longtemps je l'ai appris ! Par mon chef, qui naguere fut blond, si la raison s'est enfuie de cette tete, c'est vous, belle, qui en etes cause. N'est-ce pas vous qui deviez garder le breuvage que je bus sur la haute mer ? J'en bus a la grande chaleur dans un hanap d'argent, et je le tendis a Iseut. Vous seule l'avez su, belle : ne vous en souvient-il plus ?
– Non ! » repondit Brangien, et, toute troublee, elle se rejeta vers la chambre d'Iseut ; mais le fou se precipita derriere elle criant : « Pitie ! »
Il entre, il voit Iseut, s'elance vers elle, les bras tendus, veut la serrer sur sa poitrine ; mais, honteuse, mouillee d'une sueur d'angoisse, elle se rejette en arriere, l'esquive ; et, voyant qu'elle evite son approche, Tristan tremble de vergogne et de colere, se recule vers la paroi, pres de la porte ; et, de sa voix toujours contrefaite :
« Certes, dit-il, j'ai vecu trop longtemps, puisque j'ai vu le jour ou Iseut me repousse, ne daigne m'aimer, me tient pour vil ! Ah ! Iseut, qui bien aime tard oublie ! Iseut, c'est une chose belle et precieuse qu'une source abondante qui s'epanche et court a flots larges et clairs ; le jour ou elle se desseche, elle ne vaut plus rien : tel un amour qui tarit. »
Iseut repondit :
« Frere, je vous regarde, je doute, je tremble, je ne sais, je ne reconnais pas Tristan.
– Reine Iseut, je suis Tristan, celui qui vous a tant aimee. Ne vous souvient-il pas du nain qui sema la farine entre nos lits ? et du bond que je fis et du sang qui coula de ma blessure ? et du present que je vous adressai, le chien Petit-Cru au grelot magique ? Ne vous souvient-il pas des morceaux de bois bien tailles que je jetais au ruisseau ? »
Iseut le regarde, soupire, ne sait que dire et que croire, voit bien qu'il sait toutes choses, mais ce serait folie d'avouer qu'il est Tristan ; et Tristan lui dit :
« Dame reine, je sais bien que vous vous etes retiree de moi et je vous accuse de trahison. J'ai connu, pourtant, belle, des jours ou vous m'aimiez d'amour. C'etait dans la foret profonde, sous la loge de feuillage. Vous souvient-il encore du jour ou je vous donnai mon bon chien Husdent ? Ah ! celui-la m'a toujours aime, et pour moi il quitterait Iseut la Blonde. Ou est-il ? Qu'en avez-vous fait ? Lui, du moins, il me reconnaitrait.
– Il vous reconnaitrait ? Vous dites folie ; car, depuis que Tristan est parti, il reste la-bas, couche dans sa niche, et s'elance contre tout homme qui s'approche de lui. Brangien, amenez-le-moi. »
Brangien l'amene.
« Viens ca, Husdent, dit Tristan ; tu etais a moi, je te reprends. »