Roland est la, et Olivier le preux, Naimes le duc, et beaucoup des autres. Arrive Ganelon, le felon, le parjure. Avec toute sa ruse il se met a parler : « Salut, de par Dieu ! » dit-il au roi. « Je vous apporte les clefs de Saragosse, les voici ; et voici un grand tresor que je vous amene, et vingt otages : faites-les mettre sous bonne garde. Et le roi Marsile, le vaillant, vous mande que, s'il ne vous livre pas l'Algalife, vous ne l'en devez pas blamer, car de mes yeux j'ai vu quatre cent mille hommes en armes, revetus du haubert, beaucoup portant lace le heaume et ceints de leurs epees aux pommeaux d'or nielle, qui ont accompagne l'Algalife jusque sur la mer. Ils fuyaient Marsile a cause de la loi chretienne, qu'ils ne voulaient pas recevoir et garder. Ils n'avaient pas cingle a quatre lieues au large, quand la tempete et l’orage les saisirent : ils furent noyes, jamais vous n'en verrez un seul. Si l'Algalife etait en vie, je vous l'eusse amene. Quant au roi paien, sire, tenez pour vrai que vous ne verrez point ce premier mois passer sans qu'il vous suive au royaume de France : il recevra la loi que vous gardez ; les mains jointes, il deviendra votre homme ; c'est de vous qu'il tiendra le royaume d'Espagne. » Le roi dit : « Que Dieu soit remercie ! Vous m'avez bien servi, vous en aurez grande recompense. » Par l'armee, on fait sonner mille clairons. Les Francs levent le camp, troussent les betes de somme. Vers douce France tous s'acheminent.
LV
CHARLEMAGNE a ravage l'Espagne, pris les chateaux, viole les cites. Sa guerre, dit-il, est achevee. Vers douce France l'empereur chevauche. Le comte Roland attache a sa lance le gonfanon ; du haut d'un tertre, il l'eleve vers le ciel : a ce signe, les Francs dressent leurs campements par toute la contree. Or, par les larges vallees, les paiens chevauchent, le haubert endosse, [… ] le heaume lace, l'epee ceinte, l'ecu au col, la lance appareillee. Dans une foret, au sommet des monts, ils ont fait halte. Ils sont quatre cent mille, qui attendent l'aube. Dieu ! quelle douleur que les Francais ne le sachent pas !
LVI
LE jour s'en va, la nuit s'est faite noire. Charles dort, l'empereur puissant. Il eut un songe : il etait aux plus grands ports de Cize ; entre ses poings il tenait sa lance de frene. Ganelon le comte l'a saisie ; si rudement il la secoue que vers le ciel en volent des eclisses. Charles dort ; il ne s'eveille pas.
LVII
APRES cette vision, une autre lui vint. Il songea qu'il etait en France, en sa chapelle, a Aix. Une bete tres cruelle le mordait au bras droit. Devers l'Ardenne il vit venir un leopard, qui, tres hardiment, s'attaque a son corps meme. Du fond de la salle devale un vautre ; il court vers Charles au galop et par bonds, tranche a la premiere bete l'oreille droite et furieusement combat le leopard. Les Francais disent : « Voila une grande bataille ! » Lequel des deux vaincra ? Ils ne savent. Charles dort, il ne s'est pas reveille.
LVIII
LA nuit passe toute, l'aube se leve claire. Par les rangs de l'armee, [… ] l'empereur chevauche fierement. « Seigneurs barons », dit l'empereur Charles, « voyez les ports et les etroits passages : choisissez-moi qui fera l'arriere-garde. » Ganelon repond : « Ce sera Roland, mon fillatre : vous n'avez baron d'aussi grande vaillance. » Le roi l'entend, le regarde durement. Puis il lui dit : « Vous etes un demon. Au corps vous est entree une mortelle frenesie. Et qui donc fera devant moi l'avant-garde ? » Ganelon repond : « Ogier de Danemark ; vous n'avez baron qui mieux que lui la fasse. »
LIX
LE comte Roland s'est entendu nommer. Alors il parla comme un chevalier doit faire : « Sire paratre, j'ai bien lieu de vous cherir : vous m'avez elu pour l'arriere-garde. Charles, le roi qui tient la France, n'y perdra, je crois, palefroi ni destrier, mulet ni mule qu'il doive chevaucher, il n'y perdra cheval de selle ni cheval de charge qu'on