Il n’y avait plus d’univers surpeuples. Mais on cherchait toujours des mondes nouveaux, car les humains n’aiment rien tant que croitre et se multiplier. Ils font des enfants, ces enfants grandissent, prennent de plus en plus de place… et font des enfants a leur tour.

C’est pourquoi, pres de mille ans apres l’Orana, le navire ecologique Ludred vogua vers la planete sans nom et s’y posa. C’etait un vaisseau gigantesque dont la mission etait absolument fantastique.

En premier lieu, les savants embarques a bord du Ludred etudierent les resultats de la visite de l’Orana. Ils les trouverent pleinement satisfaisants au point de vue technique.

Il y avait maintenant de la terre sur la surface de la planete. Et elle fourmillait de minuscules organismes vivants. Des champignons s’etaient developpes de facon monstrueuse. Les oceans grouillaient de formes de vie microscopiques. Il y avait meme quelques mutations biologiques dues aux conditions locales. On trouvait par exemple des paramecies aussi grosses que des raisins. Les levures avaient atteint des dimensions telles qu’elles portaient des fleurs visibles a l’?il nu. Pourtant, la vie sur la planete n’etait pas autochtone. Elle etait entierement constituee par la descendance, adaptee et modifiee, des micro-organismes implantes par le navire d’ensemencement Orana. L’Orana dont la coque etait depuis longtemps un tas de ferraille et dont les passagers n’etaient plus que des noms dans des genealogies – si tant est qu’ils y figurent encore.

Le Ludred demeura sur la planete beaucoup plus longtemps qu’aucun des navires qui l’avaient visitee auparavant. Il lacha des semences. Il repandit d’innombrables varietes botaniques qui devaient prendre racine et pousser. Il mit des plantes marines dans les oceans, des plantes alpines sur les montagnes. Et lorsque toutes les varietes stables furent employees, les savants ajouterent des plantes genetiquement instables. Pour les generations futures, ces dernieres fourniraient des varietes anormales particulierement bien adaptees a leur nouveau milieu planetaire.

Avant de repartir, le Ludred deversa des poissons dans les mers. Ces animaux devaient vivre d’abord du plancton qui faisait de l’ocean un veritable bouillon de culture. Certaines varietes de poissons allaient se multiplier rapidement. D’autres allaient grossir et se nourrir des especes plus petites.

La derniere activite du Ludred fut d’installer sur la planete des blocs refrigerateurs remplis d’?ufs d’insectes. Certains de ces blocs devaient liberer leur contenu des que les plantes auraient pousse suffisamment pour assurer la nourriture des larves. D’autres ne laisseraient les insectes refrigeres eclore que lorsque les premiers liberes se seraient suffisamment multiplies pour leur servir de proie.

En fait, le navire ecologique avait depose sur la planete toutes les formes de vie susceptibles de s’y adapter.

Cela excluait evidemment la totalite des animaux qui, ayant besoin de soins maternels pour se developper, n’auraient eu aucune chance de survie. Les especes implantees cette fois-la etaient celles dont les representants pouvaient se debrouiller seuls des leur naissance. Aussi l’equipe du Ludred n’avait-elle lache aucun oiseau, aucun mammifere. Les arbres et la plupart des vegetaux, les poissons, les crustaces et les tetards – ainsi que toutes les varietes d’insectes – pouvaient etre abandonnes a leur sort. Mais c’etait tout.

Sa mission accomplie, le Ludred s’eloigna a travers le vide.

Il aurait du y avoir un autre apport quelques siecles plus tard. Un navire de la Section zoologique aurait du amener des oiseaux, des mammiferes et des reptiles. Il aurait du immerger des mammiferes pelagiques dans les oceans grouillants de vie. Il aurait du lacher dans les plaines fertiles des colonies d’herbivores qui s’y seraient nourris d’une vegetation luxuriante, liberer des hordes de carnassiers qui auraient fait des herbivores leur pitance. En un mot, un peuplement meticuleux de la planete aurait du avoir lieu, suivi de visites periodiques tous les deux ou trois siecles pour verifier qu’un veritable equilibre ecologique etait en train de s’instaurer. Et lorsque, enfin, cet equilibre aurait ete atteint, alors seulement seraient venus les hommes – pour le detruire a leur profit.

Mais il se produisit un accident.

Les navires spatiaux s’etaient encore perfectionnes. Des « yachts » prives emportaient desormais leurs proprietaires sur la route des vacances a des dizaines – voire des centaines – d’annees-lumiere. Des cargos bourlinguaient comme si de rien n’etait sur des distances de milliers d’annees-lumiere. Un navire de prospection etait meme parti a la recherche d’un autre univers – sans jamais revenir toutefois. Les planetes habitees etaient toutes membres d’une organisation centrale qui, refusant de se meler de leurs petits problemes internes, limitait ses interventions aux affaires spatiales.

Pour des raisons d’ordre pratique, cette organisation decida un beau jour le transfert du Service de Preparation ecologique et de ses fichiers sur Algol IV. Au cours du demenagement, un des classeurs fut renverse. Les fiches qu’il contenait furent bien entendu remises en ordre – a l’exception de l’une d’elles, qui ne fut pas ramassee et se perdit.

De sorte que la planete qui n’avait pas de nom fut oubliee. Aucun autre navire ne vint achever de la preparer pour son occupation par l’homme. Dedaignee, couverte de masses de nuages, elle poursuivit sa rotation autour de son soleil. Vue de loin, ce n’etait qu’une boule ronde et blanche, rien de plus.

Cependant, a sa surface, sur ses basses terres cachees par les nuages, se deroulait un pur cauchemar. Ceci fut sans importance pendant tres longtemps. Jusqu’au depart du paquebot spatial Icare.

L’Icare etait un navire splendide. Il transportait des passagers a destination de l’un des bras en spirale de la Galaxie. Coupant les routes normales, il mit le cap vers son but. Et il fut victime de l’un des tres rares accidents survenus aux vaisseaux interplanetaires. Il fit naufrage dans l’espace. Ses passagers et son equipage durent se refugier a bord des petites fusees de sauvetage.

Le rayon d’action de ces fusees etait limite. Les naufrages se poserent sur la planete que le Tethys avait ete le premier a visiter, que l’Orana et le Ludred avaient ensemencee. Cette planete ne figurait plus sur aucune carte, ni dans aucun fichier.

Le carburant des refugies etait epuise. Ils ne pouvaient plus repartir. Ils ne pouvaient pas lancer de SOS. Il leur fallut rester la.

Au bout de quelque temps, les rares personnes connaissant l’existence d’un paquebot spatial appele Icare perdirent tout espoir de le retrouver. Puis on oublia l’Icare. Tout le monde l’oublia. Meme les descendants des naufrages. Pas tout de suite, bien sur. Les premieres generations nees sur la planete sans nom nourrirent quelque temps l’espoir d’un sauvetage.

Apres quarante generations, les etres humains vivant sur l’astre oublie ne savaient meme plus qu’ils avaient ete amenes la par un navire. Ils ne connaissaient plus l’usage des metaux, ni celui du feu. Ensevelis sous les nuages, ils ne connaissaient meme pas la lumiere du soleil. Ils survivaient au milieu d’une frenesie d’horreur, d’une menace tumultueuse et grouillante. Ils etaient devenus des sauvages.

Ils etaient devenus moins que des sauvages, car ils avaient oublie jusqu’a leur destinee d’homme.

1

Durant sa courte existence d’une vingtaine d’annees peut-etre, Burl n’avait jamais songe a se demander ce que son pere ou son grand-pere avait pu penser du monde dans lequel il vivait. Il s’etait encore moins demande ce qu’en avait pense son lointain aieul lorsque la fusee de sauvetage l’avait debarque sur la planete sans nom. Burl n’avait d’ailleurs jamais entendu parler de fusee de sauvetage ni de l’Icare.

En fait, le jeune homme pensait rarement. Quand il lui arrivait de reflechir, c’etait pour trouver un moyen d’echapper a un danger immediat. Lorsque l’horreur ne vous talonnait pas, mieux valait ne pas reflechir. Car il n’y avait pas grand-chose d’autre que l’horreur a quoi penser.

Pour le moment, Burl avancait avec precaution sur un tapis de champignons brunatres. Il rampait furtivement vers le ruisseau qu’il ne connaissait que sous le terme generique d’« eau ». Au-dessus de lui, de gros champignons veneneux, trois fois plus hauts qu’un homme, lui cachaient le ciel gris. Sur leurs tiges, larges d’un metre, d’autres champignons s’agrippaient, parasites de ces cryptogames qui avaient autrefois ete eux-memes des parasites.

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