Burl fixait le poisson d’un regard menacant. Les coups repetes n’avaient pas effleure le gros animal. Il ne les avait pas remarques. Il ne s’etait meme pas eloigne.
Le jeune homme frappa, droit vers le bas, de toutes ses forces. Cette fois, la pointe de la lance penetra dans les ecailles du poisson et le transperca completement.
Le poisson se debattit desesperement tandis que Burl s’efforcait de le hisser sur son perchoir. Dans sa surexcitation, le jeune homme ne remarqua pas une petite vague qui annoncait le retour de l’ecrevisse. Attire par le tumulte, le vieux monstre revenait.
Soudain, Burl cramponne a sa lance, sentit trembler le champignon sur lequel il etait allonge. Le cryptogame se brisa et tomba dans la riviere en faisant jaillir une enorme gerbe d’eau. Burl sombra, les yeux grands ouverts, voyant venir la mort. Il apercut les horribles pinces beantes du crustace. Elles etaient assez grandes pour lui arracher une jambe d’un seul coup.
Il ouvrit la bouche pour hurler, mais aucun son n’en sortit : seules quelques bulles monterent a la surface.
Saisi d’une horreur frenetique, Burl battit l’eau des pieds et des mains tandis que l’ecrevisse geante approchait sans se presser. Le bras du jeune homme rencontra un objet solide, un fragment de champignon. Il l’agrippa convulsivement. Il se debattit de facon a ce que cet enorme morceau de cryptogame, dur et leger comme du liege, lui serve de bouclier contre l’ecrevisse. Il sentit le choc des pinces qui se refermaient sur le champignon. Puis le monstre, decu, relacha son etreinte. Le champignon remonta doucement a la surface, entrainant Burl avec lui. La tete du jeune homme emergea de l’eau. Il s’efforca de se hisser sur le champignon. Le radeau improvise bascula sous son poids et faillit se retourner. Mais Burl reussit a se glisser sur la surface poilue et roussatre.
Decouragee, l’ecrevisse s’etait eloignee.
Emporte par le courant, solitaire et desarme, Burl descendait lentement la riviere paresseuse. La mort nageait sous lui, dans l’eau peu profonde, la mort arpentait les rives, la mort volait au-dessus de sa tete.
Il fallut un long moment au jeune homme avant de recouvrer ses esprits. Puis il eut une reaction qu’aucun de ses semblables n’aurait eue : il chercha son arme.
La lance flottait sur l’eau, transpercant encore le poisson dont la capture avait mis Burl dans cette facheuse situation. La silhouette argentee, si vive tout a l’heure, flottait maintenant le ventre en l’air.
Burl sentit l’eau lui venir a la bouche et, tandis que le radeau instable descendait le courant en tournoyant comme une toupie ivre, il ne cessait de devorer le poisson des yeux. Couche a plat ventre, il essayait de saisir l’extremite de sa lance chaque fois que la rotation de son esquif l’amenait a sa portee.
Le radeau oscillait, menacant de chavirer d’un instant a l’autre. Bientot, le jeune homme decouvrit qu’il enfoncait plus du cote droit. Le cote gauche, en revanche, etait plus epais et assurait une meilleure flottabilite.
Burl pivota de maniere a se maintenir en equilibre de ce cote-la. Se penchant autant qu’il l’osait, la tete et les epaules depassant le bord du champignon, il tendait les mains en avant. Il attendait avec impatience que le mouvement de rotation l’amene a portee du poisson qu’il avait tue. Plus pres… encore un peu plus pres… Bientot, les doigts du jeune homme effleurerent l’extremite de la lance. Le radeau tangua dangereusement. Mais Burl parvint a saisir la lance, et il la tira vers lui.
Quelques secondes plus tard, il arrachait du poisson des bandes de chair couvertes d’ecailles et devorait cette substance huileuse avec un immense plaisir.
Tout en mangeant, il songeait a la tribu. Il avait trop de poisson pour lui tout seul. A son retour, il allait en distribuer aux autres. La vieille Tama, qui n’avait plus beaucoup de dents, le cajolerait pour obtenir plus que sa part. Elle lui rappellerait les friandises qu’elle lui avait donnees lorsqu’il etait plus jeune. Les deux garcons, Dik et Tet, lui demanderaient a grands cris ou et comment il avait trouve son butin. Il n’oublierait pas Cori qui avait des enfants tout petits a nourrir. Quant a Saya…
Burl se rejouissait surtout de la reaction de Saya.
Soudain, il se rendit compte que chaque seconde l’emportait plus loin de la jeune fille. Dans la lumiere rosee qui l’entourait, Burl chercha un repere familier et n’en decouvrit pas. Il comprit avec chagrin qu’il se trouvait loin de la tribu et qu’il s’en eloignait de plus en plus.
De nombreux insectes volaient dans l’air malsain. Pendant la journee, un fin brouillard flottait en permanence sur les basses terres. Burl n’avait jamais apercu un objet situe a plus de trois kilometres : la grisaille ambiante ne le permettait pas. Mais meme dans les limites etroites imposees par la brume, il restait beaucoup a voir.
De temps en temps, un grillon ou une sauterelle prenait son elan et fendait l’air comme un boulet de canon. D’enormes papillons multicolores voletaient au-dessus de la vegetation putride. Des abeilles affairees zigzaguaient a la recherche des rares fleurs de choux geants. Parfois, une guepe a la taille fine et au ventre jaune s’envolait a tire-d’aile.
Mais Burl ne s’en souciait guere. Assis tristement sur son radeau de champignon, etrange silhouette de chair rose et de tissu aux couleurs vives, son poisson mort a cote de lui, il etait rempli d’une angoisse panique, car la riviere l’entrainait inexorablement loin de sa tribu – et surtout loin de la fille dont les regards savaient lui rechauffer le c?ur.
La journee s’ecoulait. A un moment donne, il vit un detachement de fourmis guerrieres faire mouvement a vive allure sur un tapis de moisissures bleu-vert. Elles effectuaient une razzia dans une cite de fourmis noires. Les ?ufs qu’elles emporteraient a l’issue du raid ecloraient, donnant naissance a des esclaves dont l’existence serait consacree au service des pirates qui les avaient enleves.
Plus tard, des branchages aux formes etranges apparurent a sa vue, se detachant nettement sur un fond de brouillard a couper au couteau. Burl savait qu’il s’agissait de champignons a peau dure, presque a ecorce. Ce qu’il ignorait, en revanche, c’etait que ces champignons facetieux singeaient des arbres que lui-meme n’avait jamais eu l’occasion de voir, car aucun arbre n’aurait pu survivre sur les basses terres.
Beaucoup plus tard, tandis que le jour tirait a sa fin, Burl mangea a nouveau du poisson huileux. Il trouvait ce gout agreable, compare avec la fadeur des champignons dont il se nourrissait habituellement. Mais il eut beau se gaver, il resta encore la plus grande partie de l’animal.
Sa lance etait posee a cote de lui. Bien qu’elle l’ait jete dans les ennuis, il continuait a l’associer dans son esprit a la nourriture qu’elle lui avait procuree plutot qu’aux difficultes dans lesquelles il se debattait a present. Quand il se sentit repu, il l’examina. La pointe, maculee d’huile, etait toujours aussi aceree.
N’osant pas la reutiliser a partir d’un radeau aussi instable, il la reposa avant de dechirer une bande de son pagne dont il fit un lien destine a accrocher sa capture autour de son cou afin d’avoir les mains libres. Puis il s’assit, les jambes croisees, tripotant sa lance tandis que les berges defilaient sous ses yeux inquiets.
2
L’heure du coucher de soleil approchait. Burl n’avait jamais vu le soleil et il ne lui venait pas a l’idee que l’arrivee de la nuit soit le coucher de quoi que ce soit. Pour lui, la nuit, c’etait de l’obscurite qui descendait du ciel.
Le processus etait toujours le meme. Vers l’ouest, la lumiere devenait orange, puis rose, tandis qu’a l’est elle prenait une teinte grise. De grands pans d’obscurite commencaient a recouvrir le ciel. Puis les couleurs s’assombrissaient jusqu’a cette rougeur extraordinaire qui est indiscernable du noir.
Aujourd’hui, Burl regardait comme il ne l’avait jamais fait auparavant. Sur les eaux glauques, les couleurs et les ombres du soir se refletaient avec une incroyable fidelite. Les chapeaux des champignons veneneux qui peuplaient la rive brillaient d’une lueur rose. Des libellules zebraient l’air de leur vol saccade dans un rutilement d’eclairs metalliques. De grands papillons jaunes planaient au-dessus du courant. Un peu partout voguaient des sortes de radeaux formes par le conglomerat de milliers de jeunes phryganes. Rien qu’en plongeant la main dans les fourreaux, Burl aurait pu s’emparer de leurs larves blanchatres.
Une lourde abeille retardataire bourdonnait au-dessus de sa tete. Il distinguait nettement sa longue trompe et ses pattes posterieures dont les brosses a pollen etaient chichement garnies. Ses grands yeux a facettes polygonales exprimaient une preoccupation obtuse.
Les lueurs pourpres s’assombrirent et tendirent vers le noir. Les bourdonnements et les battements d’ailes