des insectes diurnes s’apaiserent. D’un million de cachettes, sortirent furtivement dans la nuit les gros phalenes aux corps doux et velus. Avant de prendre leur vol, ils lissaient leurs ailes et leurs antennes plumeuses. Les grillons entamerent leurs stridulations assourdissantes, descendues de plusieurs tons dans les graves en raison de l’accroissement demesure des elytres. Bientot, de minces spirales de brouillard commencerent a s’elever de la riviere. C’etaient elles qui allaient former le tapis de puree de pois qui bientot recouvrirait toutes choses.
Les nuages devinrent entierement noirs. De grosses gouttes d’eau tiede commencerent a tomber – il pleuvrait toute la nuit.
Sur la rive s’allumerent peu a peu les disques bleutes des champignons phosphorescents. De-ci de-la, de petites flammes blafardes se mirent a flotter au-dessus de la fange putrescente. Sur les autres planetes, les hommes les baptisaient « feux-follets ». Mais sur la planete oubliee, l’humanite ne leur connaissait pas de nom.
D’enormes lueurs clignotantes ne tarderent pas a trouer l’obscurite : c’etaient des lucioles, dont Burl savait qu’elles atteignaient couramment la taille de sa lance. Les lueurs glissaient lentement dans les tenebres, survolaient la riviere, eclairaient parfois Burl accroupi sur son radeau a la derive. Sur la berge, d’autres lueurs jumelles jetaient regulierement leurs feux. Il s’agissait des femelles de l’espece qui, depourvues d’ailes, rampaient vers les endroits d’ou leurs signaux pourraient etre captes.
Meme la riviere emettait sa propre luminescence. A sa surface scintillait une lumiere spectrale repandue par de minuscules organismes phosphorescents.
L’air etait rempli de creatures volantes. Le battement d’ailes invisibles traversait la nuit. De tous cotes, la vie grouillante, fievreuse, des insectes se poursuivait sans treve. Burl tanguait et roulait sur son radeau instable. Il se sentait au bord des larmes parce qu’il imaginait Saya en train de le chercher parmi ses compagnons. Autour de lui resonnaient les cris discordants, mecaniques, des animaux qui s’accouplaient, et les hurlements affreux de ceux qui rencontraient la mort et qui etaient devores dans l’ombre.
Burl etait habitue a ce tumulte. Mais il etait surpris du violent desespoir qu’il ressentait d’avoir perdu Saya, Saya aux pieds agiles, aux dents blanches et au sourire timide. Inconsolable, il deriva sur son esquif pendant la majeure partie de la nuit. Il etait bien plus de minuit lorsque le radeau heurta doucement quelque chose, tournoya et s’immobilisa sur un haut-fond de la riviere.
Au matin, lorsque le jour reparut, Burl regarda craintivement autour de lui. Il etait a une vingtaine de metres de la rive. Une epaisse ecume verdatre entourait son radeau en decomposition. La riviere s’etait beaucoup elargie. La rive opposee etait cachee par la brume du matin. Mais la rive la plus proche semblait ferme et ne paraissait pas plus dangereuse que le territoire habite par la tribu de Burl.
Le jeune homme sonda l’eau de sa lance. C’etait une nouvelle utilisation de son arme. L’eau atteignait a peine la hauteur de la cheville.
Frissonnant un peu, Burl s’engagea dans l’ecume verdatre. Il sentit aussitot quelque chose de mou s’accrocher a son pied nu. Dans un bond desespere, il alla s’affaler sur la berge. Examinant son pied, il vit une masse informe, couleur chair, qui etait rivee a sa peau et gonflait spasmodiquement tandis que ses replis roses prenaient une nuance plus foncee.
Ce n’etait rien moins qu’une sangsue. Ce ver annelide avait un point en commun avec les insectes et la vegetation de la planete : le gigantisme. Burl lui assena un violent coup de lance et, terrorise, jeta la sangsue au loin. Un rapide coup d’?il, d’abord a son pied ou une tache de sang s’elargissait, puis a l’animal palpitant qui se tordait sur le sol, le poussa a s’enfuir.
Il parvint bientot a une foret de champignons et s’arreta, indecis. Ces tres hauts champignons ne lui etaient pas inconnus. Il se mit a manger. La vue de la nourriture provoquait toujours en lui une sensation de faim – precaution de la nature destinee a compenser une totale imprevoyance. L’instinct d’accumuler des provisions n’existe pas chez l’homme : c’est le cerveau, l’intelligence, qui en prend la decision. Les animaux inferieurs, en revanche, n’ont pas a penser.
Mais, bien qu’il mangeat, Burl avait le c?ur serre. Il se trouvait loin de sa tribu et de Saya. Selon le systeme de mesure de ses plus lointains ancetres, il en etait separe par une soixantaine de kilometres. Mais Burl ne voyait pas les choses de cette maniere. Il avait descendu la riviere jusqu’a un pays lointain, rempli de dangers inconnus, et il etait seul.
Tout, autour de lui, etait nourriture : il avait donc de bonnes raisons de se rejouir. Mais sa solitude le plongeait dans le desespoir. Burl etait une creature a laquelle la reflexion ne servait pas a grand-chose et qui, par consequent, n’etait pas entrainee a penser. Or, la situation presente le plongeait dans un abime d’emotions contradictoires. Un bon quart des champignons qui poussaient la etaient comestibles. Burl aurait du jubiler rien qu’a l’idee de cet amas de nourriture. Cependant il etait seul, isole – en particulier, il etait loin de Saya –, ce qui le mettait au bord des larmes. Mais s’il ne pouvait jubiler parce qu’il etait loin de Saya, il etait incapable de pleurer car il etait environne de nourriture.
Burl etait confronte a une epreuve apparemment reservee au genre humain : il lui fallait resoudre un dilemme ! Les animaux reagissent a des situations objectives qui leur imposent le choix d’une ligne de conduite : fuite ou combat, dissimulation ou poursuite. Mais seul l’homme peut etre trouble par le conflit de deux emotions contradictoires. Burl etait dechire par deux stimuli egalement puissants. Le probleme etait en lui, non au dehors. Il reflechit. Il prit une decision.
Il amenerait Saya ici. Il l’amenerait et il amenerait la tribu en ce lieu ou il y avait de quoi manger en quantites enormes.
Instantanement, des images envahirent son esprit. Il vit le vieux Jon, son crane chauve aussi nu qu’un champignon, s’empiffrant de cette nourriture abondante. Il imagina Cori en train de nourrir ses enfants, Tama incapable de se plaindre tant elle aurait la bouche pleine, Tet et Dik, enfin gaves, jouant a se jeter des morceaux de champignons. Il se representa la tribu en train de festoyer avec entrain… et Saya, qui serait si contente !
Il etait extraordinaire que Burl reagisse a des sentiments et non a des sensations. Bien sur, les gens de sa tribu etaient moins etrangers a ce genre de comportement que ne l’avaient ete autrefois, sur Terre, les peuplades aussi primitives. Mais ils ne se laissaient pas souvent aller a penser. Leur vie, du moins a l’etat de veille, etait faite d’une succession de reactions physiques, face a des phenomenes physiques. Ils avaient faim quand ils voyaient ou sentaient de la nourriture ; ils se savaient vivants quand ils percevaient la presence de la mort. Dans le premier cas, ils se precipitaient vers le stimulus-nourriture ; dans le second, ils fuyaient l’endroit ou ils avaient detecte le stimulus-danger. Ils reagissaient immediatement a l’environnement. Burl, lui, pour la premiere fois de sa vie, avait reagi a un conflit interne. En prenant sciemment une decision, il avait triomphe d’emotions contradictoires.
Il avait decide de faire quelque chose parce qu’il le souhaitait et non parce qu’il y etait contraint.
C’etait, depuis des generations, l’evenement le plus important qui se soit produit sur la planete oubliee.
Avec la spontaneite d’un enfant ou d’un sauvage, Burl se mit en mouvement pour realiser son plan. Son poisson etait toujours accroche autour de son cou. Il tendit la main pour en detacher des lambeaux mais suspendit son geste au moment ou ses doigts entraient en contact avec la chair huileuse : il n’avait pas envie de manger. Pourtant, s’il n’avait pas faim pour l’instant, tel n’etait sans doute pas le cas de Saya. Le seul fait d’imaginer le ravissement de la jeune fille a la vue de la nourriture affermit encore sa decision. Il avait atteint cet endroit eloigne en descendant le cours de la riviere. Pour retourner vers la tribu, il allait remonter le long de la berge, en restant pres de l’eau.
Il exultait tandis qu’il se frayait un chemin a la lisiere de la foret de champignons. Cependant, il restait a l’affut d’un danger possible. Plusieurs fois, il entendit le cliquetis des fourmis necrophages. Mais il ne s’en souciait pas. Elles avaient la vue courte.
Si elles l’attaquaient, il pourrait leur lacher son poisson qui suffirait a les distraire. Une seule espece de fourmis etait a redouter : les guerrieres, qui voyageaient en hordes, devorant tout sur leur passage.
Mais ce n’etait pas le cas pour le moment. L’oree de la foret de champignons etait en vue. Une semillante sauterelle machait delicatement une friandise qu’elle venait de trouver – une jeune pousse de chou qui avait le diametre d’une barrique. Ses pattes posterieures, bandees sous elle, etaient pretes a l’elan. Une guepe colossale apparut soudain a la verticale, decouvrit l’aubaine et plongea en pique sur l’infortunee dineuse.
Il y eut bataille, mais elle fut breve. La sauterelle se recroquevilla sous l’etreinte des six pattes de la guepe, toutes munies de barbillons aceres. L’abdomen flexible de l’hymenoptere se courba gracieusement. Son aiguillon penetra dans l’armure articulee de sa proie, juste sous la tete, avec la precision d’un instrument chirurgical. Il y avait la un ganglion que le venin de la guepe envahit. La sauterelle devint flasque. Elle n’etait pas morte, bien sur, seulement paralysee. Definitivement paralysee. La guepe se lissa les ailes, puis empoigna tout naturellement sa