Elle devait esperer qu’il aurait quelque chose a partager avec elle. Le jeune homme eprouva un penible sentiment de honte a l’idee de n’avoir rien a lui offrir. A cause de sa confusion, il se tint un peu a l’ecart des autres. Comme il avait faim lui aussi, il mit un certain temps a s’endormir. Puis, il reva.

Le lendemain matin, Burl retrouva l’antenne qu’il avait jetee avec degout la veille. Elle etait plantee dans le pedoncule flasque d’un gros champignon veneneux. Il la retira. Dans son reve, il s’en etait servi…

Bientot, il essaya de l’employer. Quelquefois – rarement – les hommes de la tribu utilisaient les bords en dents de scie d’une patte de grillon ou de sauterelle pour couper les morceaux rebelles d’un champignon comestible. L’antenne n’etait pas coupante. Cependant, dans son reve, Burl s’en etait servi. Se souvenant qu’il avait retrouve l’antenne plantee dans le pedoncule du champignon, Burl renouvela l’experience. L’antenne s’enfonca. Le jeune homme se rappelait nettement comment le plus gros coleoptere avait plonge son antenne dans le plus petit.

L’air absorbe, il reflechissait. Il ne pouvait evidemment s’imaginer en train de combattre un de ces dangereux insectes. Sur la planete oubliee, les hommes ne se battaient pas. Ils s’enfuyaient. Ils se cachaient. Pourtant, Burl se forgea un tableau fantastique : il se vit frapper des animaux a viande a coups d’antenne comme il avait transperce le champignon. L’antenne etait plus longue que son bras. Bien qu’il s’en servit maladroitement, elle pouvait etre une arme meurtriere dans les mains d’un combattant.

L’idee de combat ne lui vint pas. Mais l’idee de frapper de la nourriture avec l’antenne etait precise. Il pouvait exister de la « nourriture » qui ne riposterait pas. Il commenca a se frayer un chemin vers la petite riviere qui traversait la plaine. Des tritons au ventre jaune nageaient dans le courant. Les larves de milliers d’especes d’animaux flottaient sur la surface paresseuse de l’eau ou grouillaient dans le fond. La riviere etait une reserve de nourriture.

Elle etait egalement peuplee de creatures dangereuses. Des ecrevisses geantes guettaient l’imprudent qui ne se mefierait pas de leurs pinces : une ecrevisse moyenne pouvait sans mal amputer Burl d’un bras, voire d’une jambe. Des moustiques bourdonnaient souvent au-dessus du courant. Bien qu’en voie de regression en raison du manque de sucs vegetaux dont se nourrissent les males, ils n’en demeuraient pas moins redoutables, avec leur envergure atteignant une quinzaine de centimetres. Burl avait appris a les ecraser entre des fragments de pedoncules veneneux.

Le jeune homme se faufila lentement a travers la foret de champignons. Ce qui aurait du etre de l’herbe sous ses pieds etait une rouille brunatre. Des moisissures orange, rouges et pourpres poussaient en grappes autour des troncs de champignons cremeux. En passant, le jeune homme ralentit pour transpercer de son arme un pedoncule charnu et se rassurer : son plan etait realisable.

Il avancait furtivement au travers des plantes bulbeuses lorsqu’il entendit un cliquetis et s’arreta net. Quatre ou cinq petites fourmis, longues d’une vingtaine de centimetres, regagnaient leur cite par leur chemin habituel. Lourdement chargees, elles se hataient sur la route marquee par l’odeur d’acide formique laissee par leurs congeneres. Burl attendit qu’elles soient passees et repartit.

Il parvint au bord de la riviere. Elle coulait lentement et une ecume verdatre couvrait une partie de ses eaux stagnantes. De temps a autre, une bulle provenant d’une matiere en decomposition s’elargissait lentement et eclatait. Vers le milieu, le courant etait un peu plus rapide et l’eau elle-meme paraissait plus claire.

A la surface, couraient de nombreuses araignees d’eau. Elles n’avaient pas participe a l’augmentation de taille generale des autres insectes. Elles dependaient de la tension de surface de l’eau pour s’y maintenir et subsister. Elles auraient disparu si elles etaient devenues plus grosses et plus lourdes.

Burl surveillait la scene. Dans cet examen, la crainte entrait pour quatre cinquiemes. Le dernier cinquieme seulement etait consacre au moyen de mettre a l’epreuve sa brillante idee. Cela etait normal.

A l’endroit ou se tenait le jeune homme, l’ecume verte recouvrait la riviere. Mais, un peu en aval, le courant se rapprochait de la berge. La ou il se trouvait, Burl ne pouvait voir ce qui nageait, rampait ou grouillait sous l’eau. La-bas, il le pourrait peut-etre.

Un rocher affleurait a la surface. Il formait un support pour des plantes rampantes qui, a leur tour, soutenaient des champignons descendant en larges marches vers le bord de l’eau. Burl avancait avec precaution dans cette direction lorsqu’il apercut un des champignons comestibles qui formaient une grande partie de sa nourriture habituelle. Il s’arreta pour en briser un morceau qui etait assez gros pour le nourrir pendant plusieurs jours. D’habitude, quand un des hommes de la tribu avait trouve une reserve d’aliments, il se cachait. Il ne se montrait a nouveau que lorsque tout etait mange. Burl fut tente d’en faire autant. Il pourrait partager son butin avec Saya, manger avec elle. Ils se cacheraient ensemble jusqu’a ce que tout soit consomme.

Mais soudain, il y eut un remous dans l’eau. Et une sensation etonnante envahit Burl. Il etait le premier homme, depuis des generations, a connaitre l’ambition de tuer pour vivre. Dans sa tribu, le courage etait inexistant. Il ne representait aucune valeur de survie. Mais Burl, lui, voulait apporter a Saya un animal tue avec l’antenne du lucane. C’etait une idee sensationnelle.

C’etait en outre une idee nouvelle. Lorsqu’il etait plus jeune – il n’y avait pas si longtemps de cela –, Burl n’aurait pas pense a la jeune fille mais a toute la tribu. Il aurait imagine le vieux Jon, chauve, poussif et craintif, et la facon dont il caressait le bras de Burl avec exuberance lorsque celui-ci lui apportait a manger. Il aurait imagine la vieille Tama, ridee et geignarde, dont le visage toujours mecontent s’eclairait a la vue d’une friandise. Ou Dik et Tet, les plus jeunes apres Burl, qui se disputaient avidement les morceaux qu’on leur donnait.

Mais maintenant, le jeune homme se representait seulement le regard etonne et heureux qu’aurait Saya lorsqu’il lui offrirait genereusement plus de nourriture qu’elle n’en pourrait manger. Elle l’admirerait enormement.

Bien sur, Burl ne se proposait pas de livrer un combat pour trouver de la nourriture. Il voulait seulement poignarder dans l’eau quelque chose de comestible. Les betes aquatiques ne combattaient pas les betes terrestres. Comme Burl ne serait pas dans l’eau, il ne se battrait pas.

C’etait une idee parfaitement delectable que personne, de memoire d’homme, n’avait jamais eue auparavant. Si Burl la realisait, la tribu l’admirerait. Saya l’admirerait. Tous, constatant qu’il avait trouve une nouvelle source de ravitaillement, l’envieraient jusqu’a ce qu’il leur explique comment en faire autant. Les compagnons de Burl ne pensaient qu’a se remplir l’estomac. La defense de leur vie passait au second plan.

Perpetuer la race ne venait qu’en troisieme position dans la liste de leurs preoccupations. Ils vivaient en troupeaux, en groupes sans chefs, ne revenant la nuit a la meme cachette que pour partager la nourriture et se donner du courage en faisant nombre. Ils n’avaient pas d’armes. Meme Burl ne considerait pas sa lance comme une arme. C’etait un instrument destine a lui procurer quelque chose de comestible. Et pourtant, il ne la voyait pas tout a fait comme cela. La tribu ne se servait pas d’outils. Ils utilisaient parfois des pierres pour briser la carapace d’un insecte deja mort. Mais ils n’avaient pas l’idee de transporter des cailloux dans ce but.

Burl etait le premier a concevoir l’idee d’emporter quelque chose, quelque part, pour s’en servir. C’etait sans precedent. Burl etait une sorte de genie.

Mais il n’etait encore qu’un genie en puissance…

Burl atteignit un endroit d’ou il pouvait se pencher sur la riviere. Il fit d’abord un tour d’horizon pour s’assurer qu’il n’etait pas en danger, puis s’allongea et fixa l’eau peu profonde.

Une enorme ecrevisse qui avait bien deux metres cinquante de long traversa placidement son champ visuel. Elle etait precedee par des poissons et des tritons qui fuyaient devant elle.

Au bout d’un moment, la vie aquatique reprit son cours normal. Les phryganes reapparurent, se tortillant dans leurs curieuses maisons. Des taches argentees glisserent devant Burl : un banc de tout petits poissons. Enfin, un poisson plus gros fit son apparition. Il avancait lentement dans le courant.

Le regard de Burl brilla. L’eau lui vint a la bouche. Il se pencha et brandit son arme. Elle effleura a peine la surface de l’eau. Le jeune homme en fut tout desappointe. Mais, excite par la proximite de sa proie, il ne se decouragea pas. Il examina les champignons etages au-dessous de lui, entre le rocher et l’eau. Il en piqua un de sa lance : le cryptogame resista. Burl tatonna du pied autour de lui. Puis il se risqua a mettre tout son poids sur le champignon le plus proche. Ce dernier tenait bon. Burl se laissa glisser d’un champignon a l’autre, puis s’allongea et, a plat ventre, se pencha au-dessus du courant.

Le poisson nageait lentement, juste en dessous du jeune homme. Il etait aussi long que le bras de Burl. Lorsque l’animal argente passa de nouveau a sa portee, Burl donna un coup sec vers le bas.

A son grand etonnement, la lance sembla se courber, lorsqu’elle penetra dans l’eau, et manqua son but. Burl essaya une fois de plus. L’epieu sembla encore devie par l’eau. Burl se mit en colere. Tout autant que l’idee meme de tuer, cette colere etait un retour atavique a une epoque ou les hommes couraient moins de dangers.

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