Burl constituait un specimen assez representatif des descendants de l’equipage de l’Icare. Son unique vetement, enroule autour de son corps, etait l’aile d’un gros papillon tue au moment ou il sortait de son cocon. La peau du jeune homme etait claire, sans trace de hale. Il n’avait jamais vu le soleil. Il ne connaissait qu’un ciel gris, dissimule parfois par des champignons geants ou par les choux gigantesques qui etaient la seule verdure de son univers. Pour lui, un paysage normal etait constitue de mousses pales et fantastiques, de moisissures difformes et de levures colossales.

Burl poursuivait sa marche. Malgre ses precautions, son epaule frola le pedoncule d’un champignon de couleur creme. Elle imprima une secousse a toute la plante. Aussitot, une poussiere impalpable tomba sur le jeune homme. C’etait la saison ou les champignons crachaient leurs spores. Burl s’arreta pour se nettoyer la tete et les epaules. Ces spores etaient un poison mortel.

Burl possedait de ces choses une certitude immediate, specifique et detaillee. C’etait pratiquement tout ce qu’il savait. Il ignorait l’usage du feu, des metaux et meme de la pierre et du bois. Son langage etait compose d’un maigre groupe d’une centaine de sons labiaux n’exprimant aucune abstraction et fort peu d’idees concretes. Il ne connaissait pas le bois parce qu’il n’y avait pas de bois sur les basses terres. Aucun arbre n’y poussait. Il n’y avait meme pas d’herbes ou de fougeres pour entrer en competition avec les champignons veneneux et autres cryptogames. C’etait un chaos de rouilles et de levures, une succession de forets de champignons et de jungles de moisissures demesurees. Cet univers abject croissait a un rythme dementiel sous un lourd manteau de nuages. Dans l’air moite voletaient des papillons aux proportions phenomenales, des phalenes qui ne leur cedaient en rien dans le gigantisme, et toutes les creatures capables de tirer leur subsistance de cet enfer en putrefaction.

Les seuls etres vivants qui, en dehors des hommes, rampaient, couraient ou volaient etaient des insectes. Dans ce monde prepare pour leur arrivee, ces insectes s’etaient considerablement developpes. Les reserves illimitees de nourriture les avaient rendus enormes. L’accroissement de leur taille avait entraine l’augmentation de leurs possibilites de survie. Et cet accroissement etait devenu hereditaire.

A cote de la vegetation fongoide, poussaient quelques legumes issus des especes instables laissees par le Ludred. Il y avait en particulier d’enormes choux, aux feuilles grandes comme des voiles de bateaux. De lourdes larves et des chenilles velues y vivaient jusqu’a leur maturite, puis s’y accrochaient en robustes cocons pour dormir du sommeil de la metamorphose.

Les plus petits papillons terrestres avaient grossi au point que l’envergure de leurs ailes atteignait plusieurs dizaines de centimetres. Les papillons-empereurs deployaient des ailes pourpres dont l’envergure atteignait plusieurs metres. Pres de ces enormes phalenes, Burl avait l’air d’un nain.

Cependant, le tissu eclatant qui enveloppait le jeune homme provenait d’une de ces ailes. Meme geants, papillons et phalenes etaient inoffensifs pour les hommes. Les compagnons de Burl trouvaient parfois un cocon sur le point de s’ouvrir. Ils attendaient craintivement que la creature enfermee dans la coque sorte de son sommeil et apparaisse au jour. Alors, avant que l’insecte n’ait pris des forces et que ses ailes ne se soient affermies, les hommes se jetaient sur lui. Ils arrachaient les ailes delicates et les pattes encore molles. Et, tandis que le papillon gisait, impuissant, devant eux, ils s’enfuyaient pour se regaler de sa chair juteuse.

Les hommes n’osaient pas s’attarder, bien sur. Ils abandonnaient aussitot leur proie reduite a l’impuissance, et qui fixait curieusement l’univers autour d’elle de ses yeux aux nombreuses facettes. Puis les necrophages arrivaient a la curee. Si rien de plus meurtrier n’apparaissait, c’etaient les fourmis qui venaient a coup sur. Certaines d’entre elles n’avaient que quelques centimetres de long. Mais d’autres etaient de la taille d’un chien. Toutes devaient etre evitees par les hommes. Elles emportaient triomphalement la carcasse du papillon dans leurs cites souterraines.

Malheureusement, la plupart des insectes n’etaient ni faibles ni inoffensifs.

Burl connaissait des guepes presque aussi grandes que lui, dont la piqure provoquait une mort immediate. Les guepes n’etaient pas trop redoutables. Car chacune d’entre elles avait un autre insecte pour proie predestinee. Les abeilles, elles aussi, se tenaient a distance. D’ailleurs, elles avaient une vie difficile, ces abeilles. Comme il y avait peu de fleurs, elles etaient reduites a des expedients consideres jadis parmi les membres de leur race comme des signes de degenerescence : levures bouillonnantes et pourritures plus fetides encore, a l’occasion fleurs sans nectar des gros choux a odeur forte. Burl connaissait ces abeilles. Elles bourdonnaient au-dessus de lui, presque aussi grandes que lui, le fixant de leurs yeux protuberants comme elles fixaient toutes choses, avec une preoccupation reveuse.

Il y avait aussi les grillons, et les hannetons, et les araignees… Burl connaissait bien les araignees. Son grand-pere avait ete victime d’une tarentule qui avait jailli de son terrier avec une ferocite incroyable. Une fosse verticale, d’un metre de diametre, s’enfoncait a six metres sous terre. Au fond de ce repaire, le monstre attendait, guettant le moindre bruit qui l’avertirait de l’approche de sa proie. Le grand-pere de Burl avait ete imprudent. Le jeune homme entendait encore les terribles hurlements qu’avait pousses ce malheureux lorsqu’il avait ete saisi par l’araignee.

Burl savait qu’il avait a craindre aussi les toiles d’une autre espece d’araignee. Elles etaient formees de veritables cables de soie poussiereuse, epais de trois centimetres. Un jour, le jeune homme avait observe a distance une de ces araignees occupee a sucer le jus d’un grillon de soixante centimetres. Il revoyait encore les bandes jaunes, noires et argent qui zebraient le ventre du monstre difforme. Il avait ete fascine et horrifie par la lutte desesperee du grillon enroule sans aucune chance de salut dans les entrelacs de cordes gluantes.

Burl n’ignorait rien de ces dangers. Ils faisaient partie de sa vie. C’etait cette connaissance qui lui permettait de survivre. S’il s’abandonnait un instant a la negligence, si sa vigilance se relachait une seule seconde, il rejoindrait aussitot ses ancetres qui avaient autrefois servi de repas a des insectes geants.

Pour l’instant, Burl s’etait donne une mission qu’aucun des siens n’aurait sans doute pu imaginer.

La veille, tapi derriere un monticule de vegetations confuses, il avait observe un duel entre deux enormes lucanes. Leurs corps etaient extremement longs. Leurs carapaces arrivaient a la hauteur de la ceinture de Burl. Leurs mandibules geantes, largement entrouvertes, s’entrechoquaient sur leurs armures impenetrables. Leurs pattes faisaient un bruit de cymbales lorsqu’elles se rencontraient. Les deux coleopteres se disputaient un morceau de charogne particulierement appetissant.

Burl les avait contemples, les yeux ecarquilles, jusqu’au moment ou un trou beant etait apparu dans l’armure du plus petit des deux lucanes. Le jeune homme entendit quelque chose qui ressemblait a un cri rauque et qui etait en fait le craquement de la carapace entre les mandibules du vainqueur.

La bete blessee luttait de plus en plus faiblement. Lorsqu’elle cessa de se defendre, le meurtrier commenca placidement son repas, avant meme que sa proie n’ait cesse de vivre. C’etait l’habitude des creatures de cette planete.

Burl suivait la scene non sans crainte, mais avec un certain espoir. Lorsque le repas fut termine et des que le dineur se fut eloigne lourdement, Burl se precipita. Pourtant, il faillit arriver trop tard. Une fourmi, avant-coureur de toute une armee, inspectait deja les fragments du cadavre. Ses antennes vibraient avidement.

Il fallait aller vite, et c’est ce que fit Burl. Les fourmis etaient des insectes stupides. Elles avaient la vue basse. Elles etaient de mauvais chasseurs. Mais elles se battaient rageusement si on leur disputait leur proie. Et, la ou il y avait une fourmi, il en venait toujours d’autres.

Il en approchait plusieurs a ce moment meme. Burl entendait les petits cliquetis de leurs mandibules. Il se depecha. Trop presse, il n’eut pas le temps de choisir. Il saisit au hasard un morceau du cadavre et il s’enfuit.

Quand, plus tard, il examina sa trouvaille, il fut decu. Ce n’etait que l’antenne du lucane. Elle avait la forme d’une corne de rhinoceros. Il restait peu de viande dessus. Burl se piqua en arrachant les lambeaux laisses par le vainqueur et rejeta l’antenne avec humeur.

L’obscurite approchait. Le jeune homme rampa vers la cachette de ses compagnons pour se blottir aupres d’eux jusqu’a la venue du jour.

Dans la tribu, ils n’etaient qu’une vingtaine : quatre ou cinq hommes, six ou sept femmes, quelques jeunes filles et des enfants.

Burl s’etait etonne des sensations etranges qui l’envahissaient lorsqu’il regardait Saya, l’une des jeunes filles. Elle etait plus jeune que lui – elle ne devait guere avoir plus de dix-huit ans – et plus legere a la course. Parfois, ils bavardaient ensemble. Il etait arrive que Burl partage avec elle une trouvaille alimentaire particulierement savoureuse.

Cette fois, il n’avait rien a lui offrir. Lorsqu’il rampa dans l’obscurite pour gagner le labyrinthe qui servait de cachette a la tribu, au milieu d’une foret de champignons, Saya regarda fixement Burl. Elle semblait avoir faim.

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