s’abattit sur le mille-pattes. Il ne s’agissait pas de le blesser, mais de detourner son attention. Les pattes saisissaient tout ce qu’on leur lancait. Il etait impossible de manquer. Dix, quinze, vingt morceaux de petit gibier furent ainsi attrapes en l’air comme s’ils avaient ete des insectes en vol.
Burl donna d’autres ordres. Ses compagnons s’enfuirent sur les pentes. Ils grimperent frenetiquement pour quitter la vallee. Ils volerent litteralement vers les cimes.
Burl battit en retraite le dernier. Le mille-pattes monstrueux ne bougeait plus. Il etait bloque sur place par la satisfaction de ses desirs, absorbe par la multitude de morceaux delectables qu’on lui avait lances.
Il faut dire a l’honneur de Burl qu’il avait songe a lancer une attaque contre le monstre tandis que celui-ci festoyait. Ce fut la puanteur effroyable qui l’en empecha. Il s’enfuit, dernier de sa bande a quitter la gorge ou vivait et chassait cette creature affreuse. Lorsqu’il la vit pour la derniere fois, elle etait encore en train de croquer les morceaux de fourmis lances par les hommes.
La tribu escalada le flanc de la montagne. On se doutait bien que le mille-pattes pouvait aisement depasser cette pente rocheuse. Mais, sentant extremement mauvais, il ne devait pas pouvoir se servir de son odorat pour chasser. Et, des que les fugitifs auraient depasse le premier escarpement de la montagne, il ne les verrait plus.
Au bout de vingt minutes, les hommes ralentirent leur allure. D’abord, ils etaient epuises. Ensuite la prudence les y contraignit. Car ils venaient d’arriver a une nouvelle plate-forme, une vallee minuscule cachee entre d’enormes blocs de pierre. Il y avait la un petit abri, comme un morceau minuscule des basses terres. Des champignons comestibles y prosperaient. On voyait des lycoperdons gris et Burl entendit le pepiement joyeux et bruyant d’un petit hanneton qui etait arrive la on ne sait comment. Il avait fait son nid dans ce minuscule echantillon de la jungle fongoide, loin des dangers de la grande vallee.
Les hommes cueillirent des champignons et mangerent. Ils auraient pu se croire en securite sans la presence toute proche du mille-pattes geant. Celui-ci ne logeait que huit-cents metres plus bas.
De sa voix sifflante, le vieux Jon commenca a repeter qu’il n’etait pas necessaire d’aller plus loin, qu’il y avait de quoi manger et puisqu’il y avait de quoi manger…
Burl fronca les sourcils. La reaction de Jon etait normale. Les hommes n’avaient pas l’habitude de songer a l’avenir. Burl lui-meme aurait bien voulu croire qu’ils etaient en securite puisqu’ils avaient assez a manger pour le moment. Seulement, si la tribu s’installait dans ce coin, le jeune homme serait prive – et tout de suite – de l’autorite qu’il avait appris a savourer.
— Reste la si tu veux, dit-il avec hauteur a Jon. Moi, je vais plus loin. Je cherche un endroit meilleur ou il n’y aura rien a craindre du tout.
Il tendit la main a Saya, s’attaquant de nouveau a la pente, il grimpa dans le brouillard.
La tribu le suivit. Dik et Tet parce que Burl les conduisait vers de grandes aventures dans lesquelles personne jusqu’ici n’avait perdu la vie. Dor fit de meme. Il etait l’homme le plus fort de la tribu, mais il avait reflechi et il avait compris que sa force n’etait pas aussi utile que l’intelligence de Burl. Cori marcha sur les traces du jeune chef a cause de ses enfants. Elle les croyait plus en securite pres de Burl que n’importe ou ailleurs. Les autres partirent a leur tour car ils craignaient simplement de rester seuls.
L’ascension etait penible. Pourtant Burl remarqua que l’air semblait plus clair. Ce n’etait plus le nuage epais qui couvrait tout dans les basses terres. On pouvait voir a des kilometres a droite et a gauche. On distinguait nettement la courbe de la montagne.
Le jeune homme se rendit soudain compte que le banc de nuages au-dessus de sa tete etait un objet defini et limite. Jamais il ne l’avait envisage ainsi jusque-la. Pour lui, il y avait eu seulement « le ciel ». Mais maintenant, il voyait bien que le nuage formait une surface basse et qu’il arriverait peut-etre a depasser. En fait, il se trouvait encore a trois cents metres de la haute terre. Burl craignit soudain de se heurter a un obstacle qui l’empecherait d’aller plus loin. L’idee etait decourageante. Mais jusqu’a ce que cet obstacle se presente, il s’obstina a grimper.
Le jeune homme remarqua que le ciel n’etait pas immobile, mais remuait. Cette chose bougeait lentement, mais elle bougeait. Certains lambeaux du nuage se trouvaient maintenant plus bas que lui. Il vit ces trainees se deplacer. Mais il n’eut pas peur car elles s’eloignaient de lui aussi souvent qu’elles s’en rapprochaient.
En fait, il constata que la blancheur du nuage semblait fuir devant lui. Il en fut content. Ici se trouvait quelque chose qui s’enfuyait a son approche ! Sans aucun doute, ses compagnons avaient du faire la meme constatation. Lui, Burl, avait tue des araignees. Il etait un personnage remarquable. Cette chose blanche inconnue avait peur de lui. Cela prouvait bien qu’il etait sage de rester pres de Burl. Le jeune homme se rengorgea tout en conduisant ses compagnons vers le sommet.
Soudain, les gens de la tribu furent entoures d’une grande clarte. C’etait une clarte plus intense que tout ce qu’ils avaient connu. Pour eux, la lumiere du jour etait grisatre et permettait tout juste de voir. Mais ici, c’etait une lumiere qui brillait. Ils n’etaient pas habitues a une lumiere eclatante.
Ils n’etaient pas non plus habitues au silence. Les bruits affreux de la basse terre avaient eternellement retenti dans les oreilles de tous les etres humains. Ces bruits avaient diminue a mesure qu’ils escaladaient la montagne. Et maintenant, il n’y avait plus aucun bruit. Ce fait leur parut tout a coup surprenant.
Ils clignaient des yeux. Ils se parlaient en murmurant. Ici, les pierres sous leurs pieds n’etaient pas recouvertes de lichens. Elles etaient nues et luisantes. Toutes ces choses etaient absolument nouvelles. Mais le silence etait un calme paisible au lieu d’etre un silence menacant. Cette lumiere doree ne pouvait pas etre associee a la peur. Les habitants de la planete oubliee devaient sans doute avoir l’impression de reconnaitre ce calme etincelant pour l’avoir vu en reve.
Mais cela n’etait pas un reve. Ils avaient emerge d’un ocean de brume pour debarquer sur un rivage de soleil. Pour la premiere fois, ils voyaient le ciel bleu et la lumiere du soleil. Elle frappait leurs jambes. Elle faisait etinceler leurs vetements de fourrure. Elle scintillait sur la grande lance de Burl et sur les armes de ses compagnons.
Le petit groupe marcha sur le rivage, sortit completement du nuage. Ils regardaient autour d’eux avec des yeux etonnes, emerveilles. Le ciel etait bleu. Il y avait de l’herbe verte.
Ils entendirent alors des bruits nouveaux : celui du vent a travers les arbres et celui des etres qui vivaient au soleil. Ils entendirent des insectes. Mais ils n’arrivaient pas a etablir un rapprochement avec les sons familiers des basses terres. Les bruissements aigus et musicaux, les petits cris stridents qui composaient une melodie feerique autour d’eux leur paraissaient tout a fait etrangers. Une grande joie remplissait leur c?ur. Des souvenirs ancestraux les aidaient a comprendre confusement que ce qu’ils voyaient etait juste, etait normal, etait approprie et beau. Ils sentaient que ce monde etait le genre d’univers auquel les humains appartenaient plutot qu’a l’horrible grouillement des basses terres. Ils respiraient de l’air pur pour la premiere fois depuis bien des generations.
Burl poussa un cri de triomphe. Sa voix resonna parmi les arbres et dans les collines.
Enfin l’heure etait venue ou le plateau resonnait des cris de triomphe de l’homme.
10
Si on avait demande aux compagnons de Burl quelle etait leur definition du bonheur, ils auraient repondu que le bonheur consistait a posseder un refuge sur et, dans ce refuge, des vivres permettant de ne pas le quitter.
En arrivant sur les hautes terres, les gens de la tribu possedaient des vivres pour longtemps. En effet, ils avaient apporte avec eux des champignons cueillis dans la petite vallee isolee qui se trouvait juste au-dessous des nuages. En outre, il leur restait encore une certaine quantite des fameuses fourmis que Dik et Tet avaient genereusement distribuees apres les avoir tuees. Toutes n’avaient pas ete utilisees pour distraire l’attention du mille-pattes.
Pour que la tribu s’installat d’une facon definitive, il manquait donc encore deux choses. Il fallait etre sur de pouvoir renouveler les provisions, quand elles seraient terminees. Ensuite, il fallait trouver un refuge.
En effet, les humains se sentaient en securite sur ces hautes terres malgre la nouveaute surprenante de la lumiere et des couleurs. Avec la confiance spontanee des enfants et des sauvages, ils acceptaient l’idee qu’aucun ennemi n’habitait les alentours. Cependant ils n’avaient pas de cachette pour la nuit et ils en desiraient une.
Ils trouverent une caverne. Elle etait toute petite et ils y seraient a l’etroit. Mais ils n’y auraient que plus