Rien ne le genait plus pour la dechirer sans cesse, car Jean habitait maintenant presque tout a fait son nouvel appartement, et il revenait seulement pour diner et pour coucher, chaque soir, dans sa famille.
Il s’apercevait souvent des amertumes et des violences de son frere, qu’il attribuait a la jalousie. Il se promettait bien de le remettre a sa place, et de lui donner une lecon un jour ou l’autre, car la vie de famille devenait fort penible a la suite de ces scenes continuelles. Mais comme il vivait a part maintenant, il souffrait moins de ces brutalites; et son amour de la tranquillite le poussait a la patience. La fortune, d’ailleurs, l’avait grise, et sa pensee ne s’arretait plus guere qu’aux choses ayant pour lui un interet direct. Il arrivait, l’esprit plein de petits soucis nouveaux, preoccupe de la coupe d’une jaquette, de la forme d’un chapeau de feutre, de la grandeur convenable pour les cartes de visite. Et il parlait avec persistance de tous les details de sa maison, de planches posees dans le placard de sa chambre pour serrer le linge, de porte-manteaux installes dans le vestibule, de sonneries electriques disposees pour prevenir toute penetration clandestine dans le logis.
Il avait ete decide qu’a l’occasion de son installation, on ferait une partie de campagne a Saint-Jouin, et qu’on reviendrait prendre le the, chez lui, apres diner. Roland voulait aller par mer, mais la distance et l’incertitude ou l’on etait d’arriver par cette voie, si le vent contraire soufflait, firent repousser son avis, et un break fut loue pour cette excursion.
On partit vers dix heures afin d’arriver pour le dejeuner.
La grand-route poudreuse se deployait a travers la campagne normande que les ondulations des plaines et les fermes entourees d’arbres font ressembler a un parc sans fin. Dans la voiture emportee au trot lent de deux gros chevaux, la famille Roland, Mme Rosemilly et le capitaine Beausire se taisaient, assourdis par le bruit des roues, et fermaient les yeux dans un nuage de poussiere.
C’etait l’epoque des recoltes mures. A cote des trefles d’un vert sombre, et des betteraves d’un vert cru, les bles jaunes eclairaient la campagne d’une lueur doree et blonde. Ils semblaient avoir bu la lumiere du soleil tombee sur eux. On commencait a moissonner par places, et dans les champs attaques par les faux, on voyait les hommes se balancer en promenant au ras du sol leur grande lame en forme d’aile.
Apres deux heures de marche, le break prit un chemin a gauche, passa pres d’un moulin a vent qui tournait, melancolique epave grise, a moitie pourrie et condamnee, dernier survivant des vieux moulins, puis il entra dans une jolie cour et s’arreta devant une maison coquette, auberge celebre dans le pays.
La patronne, qu’on appelle la belle Alphonsine, s’en vint, souriante, sur sa porte, et tendit la main aux deux dames qui hesitaient devant le marchepied trop haut.
Sous une tente, au bord de l’herbage ombrage de pommiers, des etrangers dejeunaient deja, des Parisiens venus d’Etretat; et on entendait dans l’interieur de la maison des voix, des rires et des bruits de vaisselle.
On dut manger dans une chambre, toutes les salles etant pleines. Soudain Roland apercut contre la muraille des filets a salicoques.
«Ah! ah! cria-t-il, on peche du bouquet ici?
– Oui, repondit Beausire, c’est meme l’endroit ou on en prend le plus de toute la cote.
– Bigre! si nous y allions apres dejeuner?» Il se trouvait justement que la maree etait basse a trois heures; et on decida que tout le monde passerait l’apres-midi dans les rochers, a chercher des salicoques.
On mangea peu, pour eviter l’afflux de sang a la tete quand on aurait les pieds dans l’eau. On voulait d’ailleurs se reserver pour le diner, qui fut commande magnifique et qui devait etre pret des six heures, quand on rentrerait.
Roland ne se tenait pas d’impatience. Il voulait acheter les engins speciaux employes pour cette peche, et qui ressemblent beaucoup a ceux dont on se sert pour attraper des papillons dans les prairies.
On les nomme lanets. Ce sont de petites poches en filet attachees sur un cercle de bois, au bout d’un long baton.
Alphonsine, souriant toujours, les lui preta. Puis elle aida les deux femmes a faire une toilette improvisee pour ne point mouiller leur robe. Elle offrit des jupes, de gros bas de laine et des espadrilles. Les hommes oterent leurs chaussettes et acheterent chez le cordonnier du lieu des savates et des sabots.
Puis on se mit en route, le lanet sur l’epaule et la hotte sur le dos. Mme Rosemilly, dans ce costume, etait tout a fait gentille, d’une gentillesse imprevue, paysanne et hardie.
La jupe pretee par Alphonsine, coquettement relevee et fermee par un point de couture afin de pouvoir courir et sauter sans peur dans les roches, montrait la cheville et le bas du mollet, un ferme mollet de petite femme souple et forte. La taille etait libre pour laisser aux mouvements leur aisance; et elle avait trouve, pour se couvrir la tete, un immense chapeau de jardinier, en paille jaune, aux bords demesures, a qui une branche de tamaris, tenant un cote retrousse, donnait un air mousquetaire et crane.
Jean, depuis son heritage, se demandait tous les jours s’il l’epouserait ou non. Chaque fois qu’il la revoyait, il se sentait decide a en faire sa femme, puis, des qu’il se trouvait seul, il songeait qu’en attendant on a le temps de reflechir. Elle etait moins riche que lui maintenant, car elle ne possedait qu’une douzaine de mille francs de revenu, mais en biens-fonds, en fermes et en terrains dans Le Havre, sur les bassins; et cela, plus tard, pouvait valoir une grosse somme. La fortune etait donc a peu pres equivalente, et la jeune veuve assurement lui plaisait beaucoup.
En la regardant marcher devant lui ce jour-la, il pensait:
«Allons, il faut que je me decide. Certes, je ne trouverai pas mieux.» Ils suivirent un petit vallon en pente, descendant du village vers la falaise; et la falaise, au bout de ce vallon, dominait la mer de quatre-vingts metres. Dans l’encadrement des cotes vertes, s’abaissant a droite et a gauche, un grand triangle d’eau, d’un bleu d’argent sous le soleil, apparaissait au loin, et une voile, a peine visible, avait l’air d’un insecte la-bas. Le ciel plein de lumiere se melait tellement a l’eau qu’on ne distinguait point du tout ou finissait l’un et ou commencait l’autre; et les deux femmes, qui precedaient les trois hommes, dessinaient sur cet horizon clair leurs tailles serrees dans leurs corsages.
Jean, l’?il allume, regardait fuir devant lui la cheville mince, la jambe fine, la hanche souple et le grand chapeau provocant de Mme Rosemilly. Et cette fuite activait son desir, le poussait aux resolutions decisives que prennent brusquement les hesitants et les timides. L’air tiede, ou se melait a l’odeur des cotes, des ajoncs, des trefles et des herbes, la senteur marine des roches decouvertes, l’animait encore en le grisant doucement, et il se decidait un peu plus a chaque pas, a chaque seconde, a chaque regard jete sur la silhouette alerte de la jeune femme; il se decidait a ne plus hesiter, a lui dire qu’il l’aimait et qu’il desirait l’epouser. La peche lui servirait, facilitant leur tete-a-tete; et ce serait en outre un joli cadre, un joli endroit pour parler d’amour, les pieds dans un bassin d’eau limpide, en regardant fuir sous les varechs les longues barbes des crevettes.