mere, qu’ils ne causaient point comme tous les jours. Elle les vit se pencher cote a cote quand ils se regardaient dans l’eau, demeurer debout face a face quand ils interrogeaient leur c?ur, puis grimper et s’asseoir sur le rocher pour s’engager l’un envers l’autre.
Leurs silhouettes se detachaient bien nettes, semblaient seules au milieu de l’horizon, prenaient dans ce large espace de ciel, de mer, de falaises, quelque chose de grand et de symbolique.
Pierre aussi les regardait, et un rire sec sortit brusquement de ses levres.
Sans se tourner vers lui, Mme Roland lui dit:
«Qu’est-ce que tu as donc?» Il ricanait toujours:
«Je m’instruis. J’apprends comment on se prepare a etre cocu.» Elle eut un sursaut de colere, de revolte, choquee du mot, exasperee de ce qu’elle croyait comprendre.
«Pour qui dis-tu ca?
– Pour Jean, parbleu! C’est tres comique de les voir ainsi!» Elle murmura, d’une voix basse, tremblante d’emotion:
«Oh! Pierre, que tu es cruel! Cette femme est la droiture meme. Ton frere ne pourrait trouver mieux.» Il se mit a rire tout a fait, d’un rire voulu et saccade:
«Ah! ah! ah! La droiture meme! Toutes les femmes sont la droiture meme… et tous leurs maris sont cocus. Ah! ah!
ah!» Sans repondre elle se leva, descendit vivement la pente de galets, et, au risque de glisser, de tomber dans les trous caches sous les herbes, de se casser la jambe ou le bras, elle s’en alla, courant presque, marchant a travers les mares, sans voir, tout droit devant elle, vers son autre fils.
En la voyant approcher, Jean lui cria:
«Eh bien? maman, tu te decides?» Sans repondre elle lui saisit le bras comme pour lui dire:
«Sauve-moi, defends-moi.» Il vit son trouble et, tres surpris:
«Comme tu es pale! Qu’est-ce que tu as?» Elle balbutia:
«J’ai failli tomber, j’ai eu peur sur ces rochers.» Alors Jean la guida, la soutint, lui expliquant la peche pour qu’elle y prit interet. Mais comme elle ne l’ecoutait guere, et comme il eprouvait un besoin violent de se confier a quelqu’un, il l’entraina plus loin et, a voix basse:
«Devine ce que j’ai fait?
– Mais… mais… je ne sais pas.
– Devine.
– Je ne… je ne sais pas.
– Eh bien, j’ai dit a Mme Rosemilly que je desirais l’epouser.» Elle ne repondit rien, ayant la tete bourdonnante, l’esprit en detresse au point de ne plus comprendre qu’a peine. Elle repeta:
«L’epouser?
– Oui, ai-je bien fait? Elle est charmante, n’est-ce pas?
– Oui… charmante… tu as bien fait.
– Alors tu m’approuves?
– Oui… je t’approuve.
– Comme tu dis ca drolement. On croirait que… que… tu n’es pas contente.
– Mais oui… je suis… contente.
– Bien vrai?
– Bien vrai.» Et pour le lui prouver, elle le saisit a pleins bras et l’embrassa a plein visage, par grands baisers de mere.
Puis, quand elle se fut essuye les yeux, ou des larmes etaient venues, elle apercut la-bas sur la plage un corps etendu sur le ventre, comme un cadavre, la figure dans le galet: c’etait l’autre, Pierre, qui songeait, desespere.
Alors elle emmena son petit Jean plus loin encore, tout pres du flot, et ils parlerent longtemps de ce mariage ou se rattachait son c?ur.
La mer montant les chassa vers les pecheurs qu’ils rejoignirent, puis tout le monde regagna la cote. On reveilla Pierre qui feignait de dormir; et le diner fut tres long, arrose de beaucoup de vins.
– VII -
Dans le break, en revenant, tous les hommes, hormis Jean, sommeillerent. Beausire et Roland s’abattaient, toutes les cinq minutes, sur une epaule voisine qui les repoussait d’une secousse. Ils se redressaient alors, cessaient de ronfler, ouvraient les yeux, murmuraient: «Bien beau temps», et retombaient, presque aussitot, de l’autre cote.
Lorsqu’on entra dans Le Havre, leur engourdissement etait si profond qu’ils eurent beaucoup de peine a le secouer, et Beausire refusa meme de monter chez Jean ou le the les attendait. On dut le deposer devant sa porte.
Le jeune avocat, pour la premiere fois, allait coucher dans son logis nouveau; et une grande joie, un peu puerile, l’avait saisi tout a coup de montrer, justement ce soir-la, a sa fiancee, l’appartement qu’elle habiterait bientot.