Il avait dormi profondement quand le mouvement des matelots le tira de son repos. Il faisait jour, le train de maree arrivait au quai amenant les voyageurs de Paris.
Alors il erra sur le navire au milieu de ces gens affaires, inquiets, cherchant leurs cabines, s’appelant, se questionnant et se repondant au hasard, dans l’effarement du voyage commence. Apres qu’il eut salue le capitaine et serre la main de son compagnon le commissaire du bord, il entra dans le salon ou quelques Anglais sommeillaient deja dans les coins. La grande piece aux murs de marbre blanc encadres de filets d’or prolongeait indefiniment dans les glaces la perspective de ses longues tables flanquees de deux lignes illimitees de sieges tournants, en velours grenat. C’etait bien la le vaste hall flottant et cosmopolite ou devaient manger en commun les gens riches de tous les continents. Son luxe opulent etait celui des grands hotels, des theatres, des lieux publics, le luxe imposant et banal qui satisfait l’?il des millionnaires. Le docteur allait passer dans la partie du navire reservee a la seconde classe, quand il se souvint qu’on avait embarque la veille au soir un grand troupeau d’emigrants, et il descendit dans l’entrepont.
En y penetrant, il fut saisi par une odeur nauseabonde d’humanite pauvre et malpropre, puanteur de chair nue plus ec?urante que celle du poil ou de la laine des betes. Alors, dans une sorte de souterrain obscur et bas, pareil aux galeries des mines, Pierre apercut des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants etendus sur des planches superposees ou grouillant par tas sur le sol. Il ne distinguait point les visages mais voyait vaguement cette foule sordide en haillons, cette foule de miserables vaincus par la vie, epuises, ecrases, partant avec une femme maigre et des enfants extenues pour une terre inconnue, ou ils esperaient ne point mourir de faim, peut-etre.
Et songeant au travail passe, au travail perdu, aux efforts steriles, a la lutte acharnee, reprise chaque jour en vain, a l’energie depensee par ces gueux, qui allaient recommencer encore, sans savoir ou, cette existence d’abominable misere, le docteur eut envie de leur crier: «Mais foutez-vous donc a l’eau avec vos femelles et vos petits!» Et son c?ur fut tellement etreint par la pitie qu’il s’en alla, ne pouvant supporter leur vue.
Son pere, sa mere, son frere et Mme Rosemilly l’attendaient deja dans sa cabine.
«Si tot, dit-il.
– Oui, repondit Mme Roland d’une voix tremblante, nous voulions avoir le temps de te voir un peu.» Il la regarda. Elle etait en noir, comme si elle eut porte un deuil, et il s’apercut brusquement que ses cheveux, encore gris le mois dernier, devenaient tout blancs a present.
Il eut grand-peine a faire asseoir les quatre personnes dans sa petite demeure, et il sauta sur son lit. Par la porte restee ouverte on voyait passer une foule nombreuse comme celle d’une rue un jour de fete, car tous les amis des embarques et une armee de simples curieux avaient envahi l’immense paquebot. On se promenait dans les couloirs, dans les salons, partout, et des tetes s’avancaient jusque dans la chambre tandis que des voix murmuraient au-dehors: «C’est l’appartement du docteur.» Alors Pierre poussa la porte; mais des qu’il se sentit enferme avec les siens, il eut envie de la rouvrir, car l’agitation du navire trompait leur gene et leur silence.
Mme Rosemilly voulut enfin parler:
«Il vient bien peu d’air par ces petites fenetres, dit-elle.
– C’est un hublot», repondit Pierre.
Il en montra l’epaisseur qui rendait le verre capable de resister aux chocs les plus violents, puis il expliqua longuement le systeme de fermeture. Roland a son tour demanda:
«Tu as ici meme la pharmacie?» Le docteur ouvrit une armoire et fit voir une bibliotheque de fioles qui portaient des noms latins sur des carres de papier blanc.
Il en prit une pour enumerer les proprietes de la matiere qu’elle contenait, puis une seconde, puis une troisieme, et il fit un vrai cours de therapeutique qu’on semblait ecouter avec une grande attention.
Roland repetait en remuant la tete:
«Est-ce interessant, cela!» On frappa doucement contre la porte.
«Entrez!» cria Pierre…
Et le capitaine Beausire parut.
Il dit, en tendant la main:
«Je viens tard parce que je n’ai pas voulu gener vos epanchements.» Il dut aussi s’asseoir sur le lit. Et le silence recommenca.
Mais, tout a coup, le capitaine preta l’oreille. Des commandements lui parvenaient a travers la cloison, et il annonca:
«Il est temps de nous en aller si nous voulons embarquer dans la Perle pour vous voir encore a la sortie, et vous dire adieu en pleine mer.» Roland pere y tenait beaucoup, afin d’impressionner les voyageurs de la Lorraine sans doute, et il se leva avec empressement:
«Allons, adieu, mon garcon.» Il embrassa Pierre sur ses favoris, puis rouvrit la porte.
Mme Roland ne bougeait point et demeurait les yeux baisses, tres pale.
Son mari lui toucha le bras:
«Allons, depechons-nous, nous n’avons pas une minute a perdre.» Elle se dressa, fit un pas vers son fils et lui tendit, l’une apres l’autre, deux joues de cire blanche, qu’il baisa sans dire un mot. Puis il serra la main de Mme Rosemilly, et celle de son frere en lui demandant:
«A quand ton mariage?
– Je ne sais pas encore au juste. Nous le ferons coincider avec un de tes voyages.» Tout le monde enfin sortit de la chambre et remonta sur le pont encombre de public, de porteurs de paquets et de marins.
La vapeur ronflait dans le ventre enorme du navire qui semblait fremir d’impatience.
.»Adieu, dit Roland toujours presse.
– Adieu», repondit Pierre debout au bord d’un des petits ponts de bois qui faisaient communiquer la Lorraine avec le quai.