Mais lorsque Pierre eut quitte son collegue et se retrouva dans la rue, une tristesse nouvelle s’abattit sur lui, et l’enveloppa comme ces brumes qui courent sur la mer, venues du bout du monde et qui portent dans leur epaisseur insaisissable quelque chose de mysterieux et d’impur comme le souffle pestilentiel de terres malfaisantes et lointaines.
En ses heures de plus grande souffrance il ne s’etait jamais senti plonge ainsi dans un cloaque de misere. C’est que la derniere dechirure etait faite; il ne tenait plus a rien. En arrachant de son c?ur les racines de toutes ses tendresses, il n’avait pas eprouve encore cette detresse de chien perdu qui venait soudain de le saisir.
Ce n’etait plus une douleur morale et torturante, mais l’affolement d’une bete sans abri, une angoisse materielle d’etre errant qui n’a plus de toit et que la pluie, le vent, l’orage, toutes les forces brutales du monde vont assaillir. En mettant le pied sur ce paquebot, en entrant dans cette chambrette balancee sur les vagues, la chair de l’homme qui a toujours dormi dans un lit immobile et tranquille s’etait revoltee contre l’insecurite de tous les lendemains futurs. Jusqu’alors elle s’etait sentie protegee, cette chair, par le mur sordide enfonce dans la terre qui le tient, et par la certitude du repos a la meme place, sous le toit qui resiste au vent. Maintenant, tout ce qu’on aime braver dans la chaleur du logis ferme deviendrait un enfer et une constante souffrance.
Plus de sol sous les pas, mais la mer qui roule, qui gronde et engloutit. Plus d’espace autour de soi pour se promener, courir, se perdre par les chemins, mais quelques metres de planches pour marcher comme un condamne au milieu d’autres prisonniers. Plus d’arbres, de jardins, de rues, de maisons, rien que de l’eau et des nuages. Et sans cesse il sentirait remuer ce navire sous ses pieds. Les jours d’orage il faudrait s’appuyer aux cloisons, s’accrocher aux portes, se cramponner aux bords de la couchette etroite pour ne point rouler par terre. Les jours de calme il entendrait la trepidation ronflante de l’helice et sentirait fuir ce bateau qui le porte, d’une fuite continue, reguliere, exasperante.
Et il se trouvait condamne a cette vie de forcat vagabond, uniquement parce que sa mere s’etait livree aux caresses d’un homme.
Il allait devant lui, defaillant a present sous la melancolie desolee des gens qui vont s’expatrier. Il ne se sentait plus au c?ur ce mepris hautain, cette haine dedaigneuse pour les inconnus qui fassent, mais une triste envie de leur parler, de leur dire qu’il allait quitter la France, d’etre ecoute et console. C’etait, au fond de lui, un besoin honteux de pauvre qui va tendre la main, un besoin timide et fort de sentir quelqu’un souffrir de son depart.
Il songea a Marowsko. Seul le vieux Polonais l’aimait assez pour ressentir une vraie et poignante emotion; et le docteur se decida tout de suite a l’aller voir.
Quand il entra dans la boutique, le pharmacien, qui pilait des poudres au fond d’un mortier de marbre, eut un petit tressaillement et quitta sa besogne.
«On ne vous apercoit plus jamais?» dit-il.
Le jeune homme expliqua qu’il avait eu a entreprendre des demarches nombreuses, sans en devoiler le motif, et il s’assit en demandant:
«Eh bien! les affaires vont-elles?» Elles n’allaient pas, les affaires. La concurrence etait terrible, le malade rare et pauvre dans ce quartier travailleur. On n’y pouvait vendre que des medicaments a bon marche; et les medecins n’y ordonnaient point ces remedes rares et compliques sur lesquels on gagne cinq cents pour cent. Le bonhomme conclut:
«Si ca dure encore trois mois comme ca, il faudra fermer boutique. Si je ne comptais pas sur vous, mon bon docteur, je me serais deja mis a cirer les bottes.» Pierre sentit son c?ur se serrer, et il se decida brusquement a porter le coup, puisqu’il le fallait:
«Oh! moi… moi… je ne pourrai plus vous etre d’aucun secours. Je quitte Le Havre au commencement du mois prochain.» Marowsko ota ses lunettes, tant son emotion fut vive:
«Vous… vous… qu’est-ce que vous dites la?
– Je dis que je m’en vais, mon pauvre ami.» Le vieux demeurait atterre, sentant crouler son dernier espoir, et il se revolta soudain contre cet homme qu’il avait suivi, qu’il aimait, en qui il avait eu tant de confiance, et qui l’abandonnait ainsi.
Il bredouilla:
«Mais vous n’allez pas me trahir a votre tour, vous?» Pierre se sentait tellement attendri qu’il avait envie de l’embrasser:
«Mais je ne vous trahis pas. Je n’ai point trouve a me caser ici et je pars comme medecin sur un paquebot transatlantique.
– Oh! monsieur Pierre! Vous m’aviez si bien promis de m’aider a vivre!
– Que voulez-vous! Il faut que je vive moi-meme. Je n’ai pas un sou de fortune.» Marowsko repetait:
«C’est mal, c’est mal, ce que vous faites. Je n’ai plus qu’a mourir de faim, moi. A mon age, c’est fini. C’est mal. Vous abandonnez un pauvre vieux qui est venu pour vous suivre.
C’est mal.» Pierre voulait s’expliquer, protester, donner ses raisons, prouver qu’il n’avait pu faire autrement; le Polonais n’ecoutait point, revolte de cette desertion, et il finit par dire, faisant allusion sans doute a des evenements politiques:
«Vous autres Francais, vous ne tenez pas vos promesses.»
Alors Pierre se leva, froisse a son tour, et le prenant d’un peu haut:
«Vous etes injuste, pere Marowsko. Pour se decider a ce que j’ai fait, il faut de puissants motifs; et vous devriez le comprendre. Au revoir. J’espere que je vous retrouverai plus raisonnable.» Et il sortit.
«Allons, pensait-il, personne n’aura pour moi un regret sincere.» Sa pensee cherchait, allant a tous ceux qu’il connaissait, ou qu’il avait connus, et elle retrouva, au milieu de tous les visages defilant dans son souvenir, celui de la fille de brasserie qui lui avait fait soupconner sa mere.
Il hesita, fardant contre elle une rancune instinctive, puis soudain, se decidant, il pensa: «Elle avait raison, apres tout.» Et il s’orienta pour retrouver sa rue.
La brasserie etait, par hasard, remplie de monde et remplie aussi de fumee. Les consommateurs, bourgeois et ouvriers, car c’etait un jour de fete, appelaient, riaient, criaient, et le patron lui-meme servait, courant de table en table, emportant des bocks vides et les rapportant pleins de mousse.