Elle murmura: «C’est si affreux pour une jeune fille d’epouser un mari comme le mien.» Jean ne repondait pas.

Il pensait a celui dont il avait cru etre jusqu’ici le fils, et peut-etre la notion confuse qu’il portait depuis longtemps de la mediocrite paternelle, l’ironie constante de son frere, l’indifference dedaigneuse des autres et jusqu’au mepris de la bonne pour Roland avaient-ils prepare son ame a l’aveu terrible de sa mere. Il lui en coutait moins d’etre le fils d’un autre; et apres la grande secousse d’emotion de la veille, s’il n’avait pas eu le contrecoup de revolte, d’indignation et de colere redoute par Mme Roland, c’est que depuis bien longtemps il souffrait inconsciemment de se sentir l’enfant de ce lourdaud bonasse.

Ils etaient arrives devant la maison de Mme Rosemilly.

Elle habitait, sur la route de Sainte-Adresse, le deuxieme etage d’une grande construction qui lui appartenait. De ses fenetres on decouvrait toute la rade du Havre.

En apercevant Mme Roland qui entrait la premiere, au lieu de lui tendre les mains comme toujours, elle ouvrit les bras et l’embrassa, car elle devinait l’intention de sa demarche.

Le mobilier du salon, en velours frappe, etait toujours recouvert de housses. Les murs, tapisses de papier a fleurs, portaient quatre gravures achetees par le premier mari, le capitaine. Elles representaient des scenes maritimes et sentimentales. On voyait sur la premiere la femme d’un pecheur agitant un mouchoir sur une cote, tandis que disparait a l’horizon la voile qui emporte son homme. Sur la seconde, la meme femme, a genoux sur la meme cote, se tord les bras en regardant au loin, sous un ciel plein d’eclairs, sur une mer de vagues invraisemblables, la barque de l’epoux qui va sombrer.

Les deux autres gravures representaient des scenes analogues dans une classe superieure de la societe.

Une jeune femme blonde reve, accoudee sur le bordage d’un grand paquebot qui s’en va. Elle regarde la cote deja lointaine d’un ?il mouille de larmes et de regrets.

Qui a-t-elle laisse derriere elle?

Puis, la meme jeune femme assise pres d’une fenetre ouverte sur l’Ocean est evanouie dans un fauteuil. Une lettre vient de tomber de ses genoux sur le tapis.

Il est donc mort, quel desespoir!

Les visiteurs, generalement, etaient emus et seduits par la tristesse banale de ces sujets transparents et poetiques. On comprenait tout de suite, sans explication et sans recherche, et on plaignait les pauvres femmes, bien qu’on ne sut pas au juste la nature du chagrin de la plus distinguee. Mais ce doute meme aidait a la reverie. Elle avait du perdre son fiance!

L’?il, des l’entree, etait attire invinciblement vers ces quatre sujets et retenu comme par une fascination. Il ne s’en ecartait que pour y revenir toujours, et toujours contempler les quatre expressions des deux femmes qui se ressemblaient comme deux s?urs. Il se degageait surtout du dessin net, bien fini, soigne, distingue a la facon d’une gravure de mode, ainsi que du cadre bien luisant, une sensation de proprete et de rectitude qu’accentuait encore le reste de l’ameublement.

Les sieges demeuraient ranges suivant un ordre invariable, les uns contre la muraille, les autres autour du gueridon. Les rideaux blancs, immacules, avaient des plis si droits et si reguliers qu’on avait envie de les friper un peu; et jamais un grain de poussiere ne ternissait le globe ou la pendule doree, de style Empire, une mappemonde portee par un Atlas agenouille, semblait murir comme un melon d’appartement.

Les deux femmes, en s’asseyant, modifierent un peu la place normale de leurs chaises.

«Vous n’etes pas sortie aujourd’hui? demanda Mme Roland.

– Non. Je vous avoue que je suis un peu fatiguee.» Et elle rappela, comme pour en remercier Jean et sa mere, tout le plaisir qu’elle avait pris a cette excursion et a cette peche.

«Vous savez, disait-elle, que j’ai mange ce matin mes salicoques. Elles etaient delicieuses. Si vous voulez, nous recommencerons un jour ou l’autre cette partie-la…» Le jeune homme l’interrompit:

«Avant d’en commencer une seconde, si nous terminions la premiere?

– Comment ca? Mais il me semble qu’elle est finie.

– Oh! Madame, j’ai fait, de mon cote, dans ce rocher de Saint-Jouin, une peche que je veux aussi rapporter chez moi.» Elle prit un air naif et malin:

«Vous? Quoi donc? Qu’est-ce que vous avez trouve?

– Une femme! Et nous venons, maman et moi, vous demander si elle n’a pas change d’avis ce matin.» Elle se mit a sourire:

«Non, Monsieur, je ne change jamais d’avis, moi.» Ce fut lui qui lui tendit alors sa main toute grande, ou elle fit tomber la sienne d’un geste vif et resolu. Et il demanda:

«Le plus tot possible, n’est-ce pas?

– Quand vous voudrez.

– Six semaines?

– Je n’ai pas d’opinion. Qu’en pense ma future belle-mere?» Mme Roland repondit avec un sourire un peu melancolique:

«Oh! moi, je ne pense rien. Je vous remercie seulement d’avoir bien voulu Jean, car vous le rendrez tres heureux.

– On fera ce qu’on pourra, maman.»

Un peu attendrie, pour la premiere fois, Mme Rosemilly se leva et, prenant a pleins bras Mme Roland, l’embrassa longtemps comme un enfant; et sous cette caresse nouvelle une emotion puissante gonfla le c?ur malade de la pauvre femme.

Elle n’aurait pu dire ce qu’elle eprouvait. C’etait triste et doux en meme temps. Elle avait perdu un fils, un grand fils, et on lui rendait a la place une fille, une grande fille.

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