Quand elles se retrouverent face a face, sur leurs sieges, elles se prirent les mains et resterent ainsi, se regardant et se souriant, tandis que Jean semblait presque oublie d’elles.
Puis elles parlerent d’un tas de choses auxquelles il fallait songer pour ce prochain mariage, et quand tout fut decide, regle, Mme Rosemilly parut soudain se souvenir d’un detail et demanda:
«Vous avez consulte M. Roland, n’est-ce pas?» La meme rougeur couvrit soudain les joues de la mere et du fils. Ce fut la mere qui repondit:
«Oh! non, c’est inutile!» Puis elle hesita, sentant qu’une explication etait necessaire, et elle reprit:
«Nous faisons tout sans rien lui dire. Il suffit de lui annoncer ce que nous avons decide.» Mme Rosemilly, nullement surprise, souriait, jugeant cela bien naturel, car le bonhomme comptait si peu.
Quand Mme Roland se retrouva ans la rue avec son fils:
«Si nous allions chez toi, dit-elle. Je voudrais bien me reposer.» Elle se sentait sans abri, sans refuge, ayant l’epouvante de sa maison.
Ils entrerent chez Jean.
Des qu’elle sentit la porte fermee derriere elle, elle poussa un gros soupir comme si cette serrure l’avait mise en surete; puis, au lieu de se reposer, comme elle l’avait dit, elle commenca a ouvrir les armoires, a verifier les piles de linge, le nombre des mouchoirs et des chaussettes. Elle changeait l’ordre etabli pour chercher des arrangements plus harmonieux, qui plaisaient davantage a son ?il de menagere; et quand elle eut dispose les choses a son gre, aligne les serviettes, les calecons et les chemises sur leurs tablettes speciales, divise tout le linge en trois classes principales, linge de corps, linge de maison et linge de table, elle se recula pour contempler son ?uvre, et elle dit:
«Jean, viens donc voir comme c’est joli.» Il se leva et admira pour lui faire plaisir.
Soudain, comme il s’etait rassis, elle s’approcha de son fauteuil a pas legers, par-derriere, et, lui enlacant le cou de son bras droit, elle l’embrassa en posant sur la cheminee un petit objet enveloppe dans un papier blanc, qu’elle tenait de l’autre main.
Il demanda:
«Qu’est-ce que c’est?» Comme elle ne repondait pas, il comprit, en reconnaissant la forme du cadre:
«Donne!» dit-il.
Mais elle feignit de ne pas entendre, et retourna vers ses armoires. Il se leva, prit vivement cette relique douloureuse et, traversant l’appartement, alla l’enfermer a double tour, dans le tiroir de son bureau. Alors elle essuya du bout de ses doigts une larme au bord de ses yeux, puis elle dit, d’une voix un peu chevrotante:
«Maintenant, je vais voir si ta nouvelle bonne tient bien ta cuisine. Comme elle est sortie en ce moment, je pourrai tout inspecter pour me rendre compte.»
– IX -
Les lettres de recommandation des professeurs MasRoussel, Remusot, Flache et Borriquel, ecrites dans les termes les plus flatteurs pour le Dr Pierre Roland, leur eleve, avaient ete soumises par M. Marchand au conseil de la Compagnie transatlantique, appuyees par MM. Poulin, juge au tribunal de commerce, Lenient, gros armateur, et Marival, adjoint au maire du Havre, ami particulier du capitaine Beausire.
Il se trouvait que le medecin de la Lorraine n’etait pas encore designe, et Pierre eut la chance d’etre nomme en quelques jours.
Le pli qui l’en prevenait lui fut remis par la bonne Josephine, un matin, comme il finissait sa toilette.
Sa premiere emotion fut celle du condamne a mort a qui on annonce sa peine commuee; et il sentit immediatement sa souffrance adoucie un peu par la pensee de ce depart et de cette vie calme toujours bercee par l’eau qui roule, toujours errante, toujours fuyante.
Il vivait maintenant dans la maison paternelle en etranger muet et reserve. Depuis le soir ou il avait laisse s’echapper devant son frere l’infame secret decouvert par lui, il sentait qu’il avait brise les dernieres attaches avec les siens. Un remords le harcelait d’avoir dit cette chose a Jean. Il se jugeait odieux, malpropre, mechant, et cependant il etait soulage d’avoir parle.
Jamais il ne rencontrait plus le regard de sa mere ou le regard de son frere. Leurs yeux pour s’eviter avaient pris une mobilite surprenante et des ruses d’ennemis qui redoutent de se croiser. Toujours il se demandait: «Qu’a-t-elle pu dire a Jean? A-t-elle avoue ou a-t-elle nie? Que croit mon frere?
Que pense-t-il d’elle, que pense-t-il de moi?» Il ne devinait pas et s’en exasperait. Il ne leur parlait presque plus d’ailleurs, sauf devant Roland, afin d’eviter ses questions.
Quand il eut recu la lettre lui annoncant sa nomination, il la presenta, le jour meme, a sa famille. Son pere, qui avait une grande tendance a se rejouir de tout, battit des mains.
Jean repondit d’un ton serieux, mais l’ame pleine de joie:
«Je te felicite de tout mon c?ur, car je sais qu’il y avait beaucoup de concurrents. Tu dois cela certainement aux lettres de tes professeurs.» Et sa mere baissa la tete en murmurant:
«Je suis bien heureuse que tu aies reussi.» Il alla, apres le dejeuner, aux bureaux de la Compagnie, afin de se renseigner sur mille choses; et il demanda le nom du medecin de la Picardie qui devait partir le lendemain, pour s’informer pres de lui de tous les details de sa vie nouvelle et des particularites qu’il y devait rencontrer.
Le Dr Pirette etant a bord, il s’y rendit, et il fut recu dans une petite chambre de paquebot par un jeune homme a barbe blonde qui ressemblait a son frere. Ils causerent longtemps.
On entendait dans les profondeurs sonores de l’immense batiment une grande agitation confuse et continue, ou la chute des marchandises entassees dans les cales se melait aux pas, aux voix, au mouvement des machines chargeant les caisses, aux sifflets des contremaitres et a la rumeur des chaines trainees ou enroulees sur les treuils par l’haleine rauque de la vapeur qui faisait vibrer un peu le corps entier du gros navire.