Il serra de nouveau toutes les mains et sa famille s’eloigna.
«Vite, vite, en voiture!» criait le pere.
Un fiacre les attendait qui les conduisit a l’avant-port ou Papagris tenait la Perle toute prete a prendre le large.
Il n’y avait aucun souffle d’air; c’etait un de ces jours secs et calmes d’automne, ou la mer polie semble froide et dure comme de l’acier.
Jean saisit un aviron, le matelot borda l’autre et ils se mirent a ramer. Sur le brise-lames, sur les jetees, jusque sur les parapets de granit, une foule innombrable, remuante et bruyante, attendait la Lorraine.
La Perle passa entre ces deux vagues humaines et fut bientot hors du mole.
Le capitaine Beausire, assis entre les deux femmes, tenait la barre et il disait:
«Vous allez voir que nous nous trouverons juste sur sa route, mais la, juste.» Et les deux rameurs tiraient de toute leur force pour aller le plus loin possible. Tout a coup Roland s’ecria:
«La voila. J’apercois sa mature et ses deux cheminees. Elle sort du bassin.
– Hardi! les enfants», repetait Beausire.
Mme Roland prit son mouchoir dans sa poche et le posa sur ses yeux.
Roland etait debout, cramponne au mat; il annoncait:
«En ce moment elle evolue dans l’avant-port… Elle ne bouge plus… Elle se remet en mouvement… Elle a du prendre son remorqueur… Elle marche… bravo! Elle s’engage dans les jetees!… Entendez-vous la foule qui crie… bravo!… c’est le Neptune qui la tire… je vois son avant maintenant… la voila, la voila… Nom de Dieu, quel bateau! Nom de Dieu! regardez donc!…»
Mme Rosemilly et Beausire se retournerent; les deux hommes cesserent de ramer; seule Mme Roland ne remua point.
L’immense paquebot, traine par un puissant remorqueur qui avait l’air, devant lui, d’une chenille, sortait lentement et royalement du port. Et le peuple havrais masse sur les moles, sur la plage, aux fenetres, emporte soudain par un elan patriotique se mit a crier: «Vive la Lorraine!» acclamant et applaudissant ce depart magnifique, cet enfantement d’une grande ville maritime qui donnait a la mer sa plus belle fille. Mais elle, des qu’elle eut franchi l’etroit passage enferme entre deux murs de granit, se sentant libre enfin, abandonna son remorqueur, et elle partit toute seule comme un enorme monstre courant sur l’eau.
«La voila… la voila!… criait toujours Roland. Elle vient droit sur nous.» Et Beausire, radieux, repetait:
«Qu’est-ce que je vous avais promis, hein? Est-ce que je connais leur route?» Jean, tout bas, dit a sa mere:
«Regarde, maman, elle approche.» Et Mme Roland decouvrit ses yeux aveugles par les larmes.
La Lorraine arrivait, lancee a toute vitesse des sa sortie du port, par ce beau temps clair, calme. Beausire, la lunette braquee, annonca:
«Attention! M. Pierre est a l’arriere, tout seul, bien en vue. Attention!»
Haut comme une montagne et rapide comme un train, le navire, maintenant, passait presque a toucher la Perle. Et Mme Roland eperdue, affolee, tendit les bras vers lui, et elle vit son fils, son fils Pierre, coiffe de sa casquette galonnee, qui lui jetait a deux mains des baisers d’adieu. Mais il s’en allait, il fuyait, disparaissait, devenu deja tout petit, efface comme une tache imperceptible sur le gigantesque batiment. Elle s’efforcait de le reconnaitre encore et ne le distinguait plus.
Jean lui avait pris la main.
«Tu as vu? dit-il.
– Oui, j’ai vu. Comme il est bon!» Et on retourna vers la ville.
«Cristi! ca va vite», declarait Roland avec une conviction enthousiaste.
Le paquebot, en effet, diminuait de seconde en seconde comme s il eut fondu dans l’Ocean. Mme Roland tournee vers lui le regardait s’enfoncer a l’horizon vers une terre inconnue, a l’autre bout du monde. Sur ce bateau que rien ne pouvait arreter, sur ce bateau qu’elle n’apercevrait plus tout a l’heure, etait son fils, son pauvre fils. Et il lui semblait que la moitie de son c?ur s’en allait avec lui, il lui semblait aussi que sa vie etait finie, il lui semblait encore qu’elle ne reverrait jamais plus son enfant.
«Pourquoi pleures-tu, demanda son mari, puisqu’il sera de retour avant un mois?» Elle balbutia:
«Je ne sais pas. Je pleure parce que j’ai mal.» Lorsqu’ils furent revenus a terre, Beausire les quitta tout de suite pour aller dejeuner chez un ami. Alors Jean partit en avant avec Mme Rosemilly, et Roland dit a sa femme:
«Il a une belle tournure, tout de meme, notre Jean.
– Oui», repondit la mere.
Et comme elle avait l’ame trop troublee pour songer a ce qu’elle disait, elle ajouta:
«Je suis bien heureuse qu’il epouse Mme Rosemilly.» Le bonhomme fut stupefait:
«Ah bah! Comment? Il va epouser Mme Rosemilly?
– Mais oui. Nous comptions te demander ton avis aujourd’hui meme.
– Tiens! Tiens! Y a-t-il longtemps qu’il est question de cette affaire-la?
– Oh! non. Depuis quelques jours seulement. Jean voulait etre sur d’etre agree par elle avant de te consulter.» Roland se frottait les mains:
«Tres bien, tres bien. C’est parfait. Moi je l’approuve absolument.» Comme ils allaient quitter le quai et