— Comment ca redescendu?
Lucie prit le bras d'Augusta et la conduisit vers la porte de la cave.
— Il est la-dedans depuis hier soir.
— Et il n'est toujours pas remonte?
— Non, je ne sais pas ce qu'il se passe la-dessous, mais il m'a formellement interdit d'appeler la police… il est deja descendu plusieurs fois et il est revenu.
Augusta etait abasourdie.
— Mais c'est insense! Son oncle lui avait pourtant formellement interdit…
— Il y va maintenant en emportant des tas d'outils, des pieces d'acier, des grosses plaques de beton. Quant a ce qu'il bricole la-dessous…
Lucie se prit la tete dans les mains. Elle etait a bout, elle sentait qu'elle allait refaire une depression.
— Et on ne peut pas descendre le chercher?
— Non. Il a mis une serrure qu'il referme de l'interieur.
Augusta s'assit, deconfite.
— Eh bien, eh bien. Si j'avais pu m'attendre a ce que l'evocation d'Edmond fasse autant d'histoires…
Sa cachette n'est pas en cul-de-sac, elle mene a une petite grotte. 327° s'y calfeutre. Les guerrieres au parfum de roche passent sans le detecter. Seulement, la grotte n'est pas vide. Il y a quelqu'un de chaud et d'odorant la-dedans. Ca emet. - Qui etes-vous?
Le message olfactif est net, precis, imperatif. Grace a ses ocelles infrarouges, il distingue le gros animal qui le questionne. A vue d'?il son poids doit etre d'au moins quatre-vingt-dix grains de sable. Ce n'est pourtant pas une soldate. C'est quelque chose qu'il n'a jusqu'alors jamais senti, jamais vu. Une femelle.
Et quelle femelle! Il prend le temps de l'examiner. Ses pattes graciles au galbe parfait sont decorees de petits poils delicieusement poisseux d'hormones sexuelles. Ses antennes epaisses petillent d'odeurs fortes. Ses yeux aux reflets rouges sont comme deux myrtilles. Elle a un abdomen massif, lisse et fusele. Un large bouclier thoracique, surmonte d'un mesotonum adorablement granuleux. Et enfin de longues ailes, deux fois plus grandes que les siennes.
La femelle ecarte ses mignonnes petites mandibules et… lui saute a la gorge pour le decapiter.
Il a du mal a deglutir, il etouffe. Etant donne son absence de passeports, la femelle n'est pas pres de relacher son etreinte. Il est un corps etranger qu'il faut detruire.
Profitant de sa taille reduite, le 327e male parvient pourtant a se degager. Il lui grimpe sur les epaules, lui serre la tete. La roue tourne. A chacun son tour d'avoir des soucis.
Elle se debat.
Quand elle est bien affaiblie, il lance ses antennes en avant. Il ne veut pas la tuer, seulement qu'elle l'ecoute. Les choses ne sont pas simples. Il veut avoir une CA avec elle. Oui, une communication absolue.
La femelle (il identifie son numero de ponte, elle est la 56e) ecarte ses antennes, fuyant le contact. Puis elle se cabre pour se debarrasser de lui. Mais il reste fermement arrime a son mesotonum et renforce la pression de ses mandibules. S'il continue, la tete de la femelle va etre arrachee comme une mauvaise herbe.
Elle s'immobilise. Lui aussi.
Avec ses ocelles couvrant un champ d'angle de 180°, elle voit nettement son agresseur, juche sur son thorax
Il est tout petit.
Un male!
Elle se rappelle les lecons des nourrices
Les males sont des demi-etres.
Contrairement a toutes les autres cellules de la Cite, ils ne sont equipes que de la moitie des chromosomes de l'espece. Ils sont concus a partir d'oeufs non fecondes. Ce sont donc de grosses ovules, ou plutot de gros spermatozoides, vivant a l'air libre.
Elle a sur le dos un spermatozoide qui est en train de l'etrangler. Cette idee l'amuse presque. Pourquoi certains ?ufs sont-ils fecondes et d'autres non? Probablement a cause de la temperature. En dessous de 20°, la spermatheque ne peut etre activee et Mere pond des ?ufs non fecondes. Les males sont donc issus du froid. Comme la mort.
C'est la premiere fois qu'elle en voit un en chair et en chitine. Que peut-il bien chercher ici, dans le gynecee des vierges? Ce territoire est tabou, reserve aux cellules sexuelles femelles. Si n'importe quelle cellule etrangere peut penetrer dans leur fragile sanctuaire, la porte est ouverte a toutes les infections!
Le 327e male tente a nouveau de trouver la communication antennaire. Mais la femelle ne se laisse pas faire. Lui ecarte-t-il les antennes qu'elle les rabat aussitot sur sa tete; s'il effleure le deuxieme segment, elle ramene les antennes en arriere. Elle ne veut pas.
Il augmente encore la pression de ses machoires et arrive a mettre en contact son septieme segment antennaire avec son septieme segment a elle. La 56e femelle n'a jamais communique de la sorte. On lui a appris a eviter tout contact, ajuste lancer et recevoir des effluves dans l'air. Mais elle sait que ce mode de communication ethere est trompeur. Mere avait un jour emis une pheromone sur ce sujet: Entre deux cerveaux il y aura toujours toutes les incomprehensions et tous les mensonges generes par les odeurs parasites, les courants d'air, la mauvaise qualite de l'emission et de la reception.
Le seul moyen de pallier ces desagrements c'est ca: la communication absolue. Le contact direct des antennes. Le passage sans aucune entrave des neuromediateurs d'un cerveau aux neuromediateurs de l'autre cerveau.
Pour elle c'est comme une defloration de son esprit. En tout cas, quelque chose de dur et d'inconnu.
Mais elle n'a plus le choix, s'il continue a serrer il va la tuer. Elle ramene ses tiges frontales sur les epaules en signe de soumission.
La CA peut commencer. Les deux paires d'antennes se rapprochent franchement. Petite decharge electrique. C'est la nervosite. Lentement, puis de plus en plus vite, les deux insectes se caressent mutuellement leurs onze segments creneles. Une mousse remplie d'expressions confuses se met a buller peu a peu. Cette substance grasse lubrifie les antennes et permet d'accelerer encore le rythme de frottement. Les deux tetes insectes vibrent sans controle, un temps, apres quoi les tiges antennaires stoppent leur danse et se collent l'une contre l'autre sur toute leur longueur. Il n'y a plus maintenant qu'un seul etre avec deux tetes, deux corps et une seule paire d'antennes. Le miracle naturel s'accomplit. Les pheromones transitent d'un corps a l'autre a travers les milliers de petits pores et capillaires de leurs segments. Les deux pensees se marient. Les idees ne sont plus codees et decodees. Elles sont livrees a leur etat de simplicite originelle: images, musiques, emotions, parfums.