Les fourmis et les hommes sont deux especes formees a etre assistees par leur entourage, et ne savent ou ne peuvent apprendre seuls. Cette dependance par rapport aux adultes est certes une faiblesse, mais elle lance un autre processus, celui de la quete du savoir. Si les adultes peuvent survivre alors que les jeunes en sont incapables, ces derniers sont des le debut obliges de reclamer des connaissances aux plus anciens.

Edmond Wells

Encyclopedie du savoir relatif et absolu.

Etage — 20. La 56e femelle n'en est pas encore a discuter de l'arme secrete des naines avec les agricultrices, ce qu'elle voit la passionne trop pour qu'elle puisse emettre quoi que ce soit.

La caste des femelles etant particulierement precieuse, ces dernieres vivent toute leur enfance enfermees dans le gynecee des princesses. Elles ne connaissent bien souvent du monde qu'une centaine de couloirs, et peu d'entre elles se sont deja aventurees au-dessous du dixieme etage en sous-sol et au-dessus du dixieme etage en sur-sol…

Une fois, 56e avait essaye de sortir pour voir le grand Exterieur dont lui avaient parle ses nourrices, mais des sentinelles l'avaient refoulee. On pouvait camoufler peu ou prou ses odeurs, mais pas ses longues ailes. Les gardes l'avaient alors avertie qu'il existait dehors des monstres gigantesques; ils mangeaient les petites princesses qui voulaient sortir avant la fete de la Renaissance. 56e etait partagee depuis entre la curiosite et l'effroi. Descendue a l'etage — 20, elle se rend compte qu'avant de parcourir le grand Exterieur sauvage elle a encore beaucoup de merveilles a decouvrir dans sa propre cite. Ici, elle voit pour la premiere fois les champignonnieres.

Dans la mythologie belokanienne, il est dit que les premieres champignonnieres furent decouvertes pendant la guerre des Cereales, au cinquante millieme millenaire. Un commando d'artilleuses venait d'investir une cite termite. Elles tomberent soudain sur une salle de proportions colossales. Au centre s'elevait une enorme galette blanche qu'une centaine d'ouvrieres termites n'arretaient pas de polir.

Elles gouterent et trouverent ca delicieux. C'etait… comme un village entierement comestible! Des prisonnieres avouerent qu'il s'agissait de champignons. De fait, les termites ne vivent que de cellulose mais, ne pouvant la digerer, ils recourent a ces champignons pour la rendre assimilable.

Les fourmis, elles, digerent fort bien la cellulose et n'ont nul besoin de ce gadget. Elles n'en comprirent pas moins l'avantage d'avoir des cultures a l'interieur meme de leur cite: cela permettait de resister aux sieges et aux disettes. Aujourd'hui, dans les grandes salles de l'etage — 20 de Bel-o-kan, on selectionne les souches. Cependant les fourmis n'utilisent plus les memes champignons que les termites, a Bel-o-kan on fait surtout pousser de l'agaric. Et toute une technologie s'est developpee a partir des activites agricoles. La 56e femelle circule entre les parterres de ce blanc jardin. D'un cote, des ouvrieres preparent le «lit» sur lequel poussera le champignon. Elles coupent des feuilles en petits carres, qui sont ensuite racles, tritures, malaxes, transformes en pates. Les pates de feuilles sont ranges sur un compost forme d'excrements (les fourmis reunissent leurs excrements dans des bassins reserves a cet usage). Puis ils sont humidifies de salive et on laisse au temps le soin de faire germer la preparation.

Les pates deja fermentes s'entourent d'une pelote de filaments blancs comestibles. On en voit, la a gauche. Des ouvrieres les arrosent alors de leur salive desinfectante et coupent tout ce qui depasse du petit cone blanc. Si on laissait les champignons pousser, ils auraient tot fait de faire exploser la salle. Des filaments moissonnes par des ouvrieres a mandibules plates, on obtient une farine aussi gouteuse que reconstituante. La encore, la concentration des ouvrieres est poussee a son comble. Il ne faut pas que la moindre mauvaise herbe, le moindre champignon parasite se mele de profiter de leurs soins.

C'est dans ce contexte, peu favorable en somme, que 56e essaie d'etablir le contact antennaire avec une jardiniere occupee a decouper avec minutie l'un des cones blancs.

Un grave danger menace la Cite. Nous avons besoin d'aide. Voulez-vous vous joindre a notre cellule de travail? Quel danger?

Les naines ont decouvert une arme secrete aux effets ravageurs, il faudrait reagir au plus tot.

La jardiniere lui demande placidement ce qu'elle pense de son champignon, un bel agaric. 56e lui en fait compliment. L'autre lui propose de gouter. La femelle mord dans la pate blanche et ressent aussitot une chaleur vive dans son cesophage. Du poison! L'agaric a ete impregne de myrmicacine, un acide foudroyant habituellement utilise sous forme diluee pour servir d'herbicide. 56e tousse et recrache a temps l'aliment toxique. La jardiniere a lache son champignon pour lui sauter au thorax, toutes mandibules dehors. Elles roulent dans le compost, se frappent sur le crane, repliant par a-coups secs leurs antennes massues. Tchak! Tchak! Tchak!

Les coups sont donnes avec la ferme intention d'assommer. Des agricultrices les separent.

Qu'est-ce qui vous prend a vous deux?

La jardiniere s'echappe. Ouvrant ses ailes, 56e fait un bond prodigieux et la plaque au sol. C'est alors qu'elle identifie une infime odeur de roche. Pas de doute, elle est tombee a son tour sur un membre de cette incroyable bande d'assassins.

Elle lui pince les antennes.

Qui es-tu? Pourquoi as-tu tente de me tuer?

Qu'est-ce que c'est que cette odeur de roche?

Mutisme. Elle lui tord les antennes. C'est tres douloureux, l'autre donne des ruades mais ne repond pas. 56e n'est pas du genre a faire du mal a une cellule soeur, pourtant elle accentue la torsion.

L'autre ne bouge plus. Elle est entree en catalepsie volontaire. Son coeur ne bat presque plus, elle ne va pas tarder a mourir. De depit, 56e lui coupe les deux antennes, mais elle ne fait que s'acharner sur un cadavre.

Les agricultrices l'entourent a nouveau. Que se passe-t-il? Que lui avez-vous fait? 56e pense que ce n'est pas le moment de se justifier, il vaut mieux se sauver, ce qu'elle fait d'un coup d'aile, 327e a raison. Il se passe quelque chose d'ahurissant, des cellules sont devenues folles dans la Meute.

2 Toujours plus bas

ETAGE — 45: la 103 683e asexuee penetre dans les salles de lutte, des pieces aux plafonds bas ou les soldats s'exercent en vue des guerres de printemps. Partout des guerrieres se battent en duel. Les adversaires se palpent d'abord, pour evaluer leur carrure et leur taille de pattes. Elles tournent, se tatent les flancs, se tirent les poils, se lancent des defis odorants, se titillent avec le bout massue de leurs antennes.

Elles s'elancent enfin l'une contre l'autre. Choc des carapaces. Chacune s'efforce d'attraper les articulations thoraciques. Des que l'une des deux y est parvenue, l'autre tente de lui mordre les genoux. Les gestes sont saccades. Elles se dressent sur leurs deux pattes arriere, s'effondrent, roulent, furieuses.

En general elles s'immobilisent sur leur prise, puis tout d'un coup frappent un autre membre. Attention, ce n'est qu'un exercice d'entrainement, on ne casse rien, le sang ne coule pas. Le combat s'interrompt des qu'une fourmi est mise sur le dos. Elle ramene alors ses antennes en arriere, en signe d'abandon. Les duels sont quand meme assez realistes. Les griffes se plantent volontiers dans les yeux pour trouver une prise. Les mandibules claquent dans le vide. A quelque distance, des artilleuses assises sur leur abdomen visent et tirent sur des graviers places a cinq cents tetes de distance. Les jets d'acide touchent souvent leur cible. Une vieille guerriere enseigne a une novice que tout se joue avant le contact. La mandibule ou le jet d'acide ne font qu'enteriner une situation de dominance deja reconnue par les deux belligerants. Avant la melee, il y en a forcement un qui a decide de vaincre et un qui consent a etre vaincu. Ce n'est qu'une question de repartition des roles. Une fois que chacun a choisi le sien, le vainqueur pourra tirer un jet d'acide sans viser il mettra dans le mille; le vaincu pourra donner le meilleur de ses coups de mandibules, il n'arrivera meme pas a blesser son adversaire. Un seul conseil: il faut accepter la victoire. Tout est dans la tete. Il faut accepter la victoire et rien ne resiste.

Deux duellistes bousculent la 103 683e soldate. Elle les repousse vigoureusement et poursuit son chemin. Elle cherche le quartier des mercenaires, etabli en dessous de l'arene des combats. Voila le passage. Leur salle est encore plus vaste que celle des legionnaires. Il est vrai que les mercenaires vivent en permanence sur leur lieu d'exercice. Ils ne sont la que pour la guerre, eux. Toutes les peuplades de la region se cotoient, peuplades alliees

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