allumettes qui trainaient sur la table.

— Dommage. C'est… instructif. Nicolas n'entendait pas, son cerveau etait directement branche sur la television. Jonathan partit dans sa chambre.

— Qu'est-ce que tu fais? demanda Lucie.

— Tu le vois bien, je me prepare, j'y retourne.,

— Quoi? Oh non!

— Je n'ai pas le choix.

— Jonathan, dis-le-moi maintenant, qu'y a-t-il la-dessous qui te fascine tant? Je suis ta femme apres tout!

Il ne repondit rien. Ses yeux etaient fuyants. Et toujours ce tic disgracieux. De guerre lasse, elle soupira:

— Tu as tue les rats?

— Ma seule presence suffit, ils gardent leurs distances. Sinon je leur sors ce truc.

Il brandit un gros couteau de cuisine qu'il avait longuement aiguise. Il empoigna de l'autre main sa torche halogene et se dirigea vers la porte de la cave, sac au dos, un sac qui renfermait de copieuses provisions ainsi que ses outils de serrurier de choc. Il lanca a peine

— Au revoir, Nicolas. Au revoir, Lucie. Lucie ne savait que faire. Elle saisit le bras de Jonathan.

— Tu ne peux pas partir comme ca! C'est trop facile. Tu dois me parler!

— Ah, je t'en prie!

— Mais comment faut-il te le dire? Depuis que tu es descendu dans cette maudite cave, tu n'es plus le meme. Nous n'avons plus d'argent et tu as achete pour au moins cinq mille francs de materiel et de livres sur les fourmis.

— Je m'interesse a la serrurerie et aux fourmis. C'est mon droit.

— Non, ce n'est pas ton droit. Pas quand tu as un fils et une femme a nourrir. Si tout l'argent du chomage passe dans l'achat de livres sur les fourmis, je vais finir…

— Par divorcer? C'est cela que tu veux dire? Elle lui lacha le bras, abattue.

— Non.

Lui la prit par les epaules. Tic de la bouche.

— Il faut me faire confiance. Il faut que j'aille jusqu'au bout. Je ne suis pas fou.

— Tu n'es pas fou? Mais regarde-toi un peu! Tu as une mine de deterre, on dirait que tu as toujours de la fievre.

— Mon corps vieillit, ma tete rajeunit.

— Jonathan! Dis-moi ce qui se passe en bas!

— Des choses passionnantes. Il faut aller plus bas, si on veut pouvoir remonter un jour…

Tu sais, c'est comme la piscine, c'est au fond qu'on trouve l'appui pour remonter. Et il eclata d'un rire dement, qui, trente secondes plus tard, resonnait encore de sinistres eclats dans l'escalier en colimacon.

Etage + 35. La fine couverture de branchettes produit un effet de vitrail. Les rayons solaires etincellent en passant a travers ce filtre puis tombent comme une pluie d'etoiles sur le sol. Nous sommes dans le solarium de la cite, 1 «usine» a produire des citoyens belokaniens. Il y regne une chaleur torride. 38°. C'est normal, le solarium est expose plein sud pour beneficier le plus longtemps possible des ardeurs de l'astre blanc. Parfois, sous l'effet catalyseur des branchettes, la temperature monte jusqu'a 50°! Des centaines de pattes s'agitent. La caste la plus nombreuse ici est celle des nourrices. Elles empilent les ?ufs que Mere vient de pondre. Vingt-quatre piles forment un tas, douze tas constituent une rangee. Les rangees se perdent au loin. Quand un nuage fait de l'ombre, les nourrices deplacent les piles d'?ufs. Il faut que les plus jeunes soient toujours bien chauffes. «Chaleur humide pour les ?ufs, chaleur seche pour les cocons»: voila une vieille recette myrmeceenne pour faire de beaux petits. A gauche, on voit des ouvrieres chargees de la thermie. Elles entassent des morceaux de bois noirs qui accumulent la chaleur et des morceaux d'humus fermente qui en produisent. Grace a ces deux «radiateurs», le solarium arrive a rester en permanence a une temperature comprise entre 25° et 40° meme lorsqu'a l'exterieur il ne fait que 15°. Des artilleuses circulent. Si un pic vert vient s'y frotter…

A droite, on distingue des ?ufs plus ages. Longue metamorphose: sous les lechages des nourrices et du temps, les petits ?ufs grossissent et jaunissent. Ils se transforment en larves aux poils dores au bout de une a sept semaines. Cela depend la encore de la meteo.

Les nourrices sont extremement concentrees. Elles ne menagent ni leur salive antibiotique ni leur attention. Il ne faut pas que la moindre salete vienne souiller les larves. Elles sont si fragiles. Meme les pheromones de dialogues sont reduites a leur strict minimum.

Aide-moi a les porter vers ce coin… Attention ta pile risque de s'effondrer… Une nourrice transporte une larve deux fois plus longue qu'elle. Surement une artilleuse. Elle depose 1 «arme» dans un coin et la leche.

Au centre de cette vaste couveuse, des larves en tas, dont les dix segments du corps commencent a se marquer, hurlent pour recevoir la becquee. Elles agitent leur tete dans tous les sens, etirent leur cou et gesticulent jusqu'a ce que les nourrices consentent a leur delivrer un peu de miellat ou a leur abandonner de la viande d'insecte. Au bout de trois semaines, quand elles ont bien «muri», les larves cessent de manger et de bouger. Phase de lethargie ou l'on se prepare a l'effort. Elles rassemblent leurs energies pour secreter le cocon qui les transformera en nymphes. Les nourrices trimbalent ces gros paquets jaunes dans une salle voisine remplie de sable sec qui absorbe l'humidite de l'air. «Chaleur humide pour les ?ufs, chaleur seche pour les cocons», on ne le repetera jamais assez.

Dans cette etuve le cocon blanc aux reflets bleutes devient jaune, puis gris, puis brun. Pierre philosophale a rebours. Sous la coque s'accomplit le miracle naturel. On change tout. Systeme nerveux, appareil respiratoire et digestif, organes sensoriels, carapace… La nymphe placee dans l'etuve va enfler en quelques jours. L'?uf est en train de cuire, le grand moment approche. La nymphe sur le point d'eclore est tiree a l'ecart, en compagnie de celles qui partagent le meme etat. Des nourrices crevent precautionneusement le voile du cocon, degageant une antenne, une patte, jusqu'a liberer une sorte de fourmi blanche qui tremble et vacille. Sa chitine, encore molle et claire, sera rousse dans quelques jours, comme celles de tous les Belokaniens. 327e, plante au milieu de ce tourbillon d'activite, ne sait pas trop bien a qui s'adresser, Il lance une petite odeur vers une nourrice qui aide un nouveau-ne a faire ses premiers pas.

Il se passe quelque chose de grave. La nourrice ne tourne meme pas la tete dans sa direction. Elle lache une phrase odorante a peine perceptible:

Chut. Rien n'est plus grave que la naissance d'un etre.

Une artilleuse le bouscule en lui donnant des petits coups avec les massues placees au bout de ses antennes. Tip, tip, tip. Il ne faut pas deranger. Circulez. Il n'a pas le bon niveau d'energie, il ne sait pas emettre et etre convaincant. Ah! s'il avait le don de communication de 56e! Il recidive pourtant aupres d'autres nourrices; elles ne lui pretent pas la moindre attention. Il en vient a se demander si sa mission est vraiment aussi importante qu'il se le figure. Mere a peut-etre raison. Il y a des taches prioritaires. Perpetuer la vie au lieu de vouloir engendrer la guerre, par exemple. Alors qu'il en est a cette etrange pensee, un jet d'acide formique rase ses antennes! C'est une nourrice qui vient de lui tirer dessus. Elle a laisse tomber le cocon dont elle avait la charge et l'a mis enjoue. Par chance elle n'a pas assez bien vise. Il fonce pour rattraper la terroriste, mais elle a deja file dans la premiere pouponniere, renversant une pile d'?ufs pour lui barrer le passage. Les coquilles se brisent en liberant un liquide transparent.

Elle a detruit des ?ufs! Qu'est-ce qui lui a pris? C'est l'affolement, les nourrices courent en tous sens, soucieuses de proteger la generation en gestation.

Le 327e male, comprenant qu'il ne pourra rattraper la fugitive, fait passer son abdomen sous son thorax et met enjoue. Mais avant qu'il ait pu tirer, elle tombe foudroyee par une artilleuse qui l'avait vue renverser les ?ufs.

Un attroupement se cree autour du corps calcine par l'acide formique. 327e penche ses antennes au-dessus du cadavre. Pas de doute, il y a comme un petit relent. Une odeur de roche.

SOCIABILITE: Chez les fourmis comme chez les hommes, la sociabilite est predeterminee. Le nouveau-ne fourmi esttrop faible pour briser seul le cocon qui l'emprisonne. Le bebe humain n'est pas meme capable de marcher ou de se nourrir seul.

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