C'est dans ce langage parfaitement immediat que le 327e male raconte tout de son aventure a la 56e femelle: le massacre de l'expedition, les traces olfactives des soldates naines, sa rencontre avec Mere, comment on a tente de l'eliminer, sa perte des passeports, sa lutte contre la concierge, les tueuses au parfum de roche toujours a sa poursuite.
La CA terminee, elle ramene en arriere ses antennes en signe de bonnes dispositions a son egard. Il descend de son dos. Maintenant il est a sa merci, elle pourrait l'eliminer facilement. Elle s'approche, mandibules largement ecartees et… lui donne quelques-unes de ses pheromones passeports. Avec ca, il est temporairement tire d'affaire. Elle lui propose une trophallaxie, il accepte. Puis elle fait vrombir ses ailes pour disperser toutes les vapeurs de leur conversation. Ca y est, il a reussi a convaincre quelqu'un. L'information est passee, a ete comprise, acceptee par une autre cellule. Il vient de creer son groupe de travail.
Desormais ils sont deux, soucieux de convaincre un maximum de s?urs de la gravite de l'«Affaire de l'arme secrete destructrice». Il n'est pas trop tard. Ils doivent cependant prendre en compte deux elements. D'une part, ils n'arriveront jamais a convertir assez d'ouvrieres a leur cause avant la fete de la Renaissance, qui va accaparer toutes les energies, il leur faut donc un troisieme complice. D'autre part, il faut prevoir le cas ou les guerrieres au parfum de roche referaient apparition, une planque est necessaire. 56e propose sa loge. Elle y a creuse un passage secret qui leur permettra de fuir en cas de pepin. Le 327e male n'en est qu'a moitie etonne, c'est la grande mode de creuser des passages secrets. Ca a demarre il y a cent ans, pendant la guerre contre les fourmis cracheuse, de colle. Une reine de cite federee, Ha-yekte-douni, avait cultive un delire securitaire. Elle s'etait fait construire une cite interdite «blindee». Les flancs en etaient armes de gros cailloux, eux-memes soudes par des ciments termites! Le probleme c'est qu'il n'y avait qu'une seule issue. Si bien que lorsque sa cite fut encerclee par les legions de fourmis cracheuses de colle, elle se retrouva coincee dans son propre palais. Les cracheuses de colle n'eurent alors aucune difficulte a la capturer et a l'etouffer dans leur ignoble glu a sechage rapide. La reine Ha-yekte-douni fut par la suite vengee, et sa cite liberee, mais cette horrible et stupide fin marqua longtemps les esprits belokaniens. Les fourmis ayant cette formidable chance de pouvoir modifier d'un coup de mandibule la forme de leur habitacle, chacun se mit a forer son couloir secret. Une fourmi qui creuse son trou, passe encore, mais s'il y en a un million, c'est la catastrophe. Les couloirs «officiels» s'ecroulaient a force d'etre sapes par les couloirs «prives». On empruntait son passage secret, et l'on debouchait dans un veritable labyrinthe forme par «ceux des autres». Au point que des quartiers entiers etaient devenus friables, compromettant l'avenir meme de Bel-o-kan. Mere avait mit le hola. Plus personne n'etait cense creuser pour son compte personnel. Mais comment controler toutes les loges? La 56e femelle fait basculer un gravier, devoilant un orifice sombre. C'est la. 327e examine la cache, il la juge parfaite. Reste a trouver un troisieme complice. Ils sortent, referment avec soin. La 56e femelle emet: Le premier venu sera le bon. Laisse-moi faire.
Ils croisent bientot quelqu'un, une grande soldate asexuee qui traine un morceau de papillon. La femelle l'interpelle a distance avec des messages emotifs parlant d'une grande menace pour la Meute. Elle manie le langage des emotions avec une delicatesse virtuose qui laisse le male pantois. Quant a la soldate, elle abandonne immediatement son gibier pour venir discuter.
Une grande menace pour la Meute? Ou, qui, comment, pourquoi?
La femelle lui explique succinctement la catastrophe qui a frappe la premiere expedition du printemps. Sa maniere de s'exprimer exhale de delicieux effluves. Elle a deja la grace et le charisme d'une reine. La guerriere est vite conquise.
Quand partons-nous?
Combien de soldates faut-il pour attaquer les naines?
Elle se presente. Elle est la 103 683e asexuee de la ponte d'ete. Gros crane luisant, longues mandibules, yeux pratiquement inexistants, courtes pattes, c'est une alliee de poids. C'est aussi une enthousiaste de naissance. La 56e femelle doit meme refrener ses ardeurs.
Elle lui declare qu'il existe des espionnes au sein meme de la Meute, peut-etre bien des mercenaires vendues aux naines pour empecher les Belokaniennes d'elucider le mystere de l'arme secrete.
On les reconnait a leur odeur de roche caracteristique. Il faut faire vite.
Comptez sur moi.
Ils se repartissent alors les zones d'influence.
327e va s'efforcer de convaincre les nourrices du solarium. Elles sont en general assez naives.
103 683e va essayer de ramener des soldates. Si elle parvient a constituer une legion, ce sera deja formidable.
Je pourrai aussi questionner les eclaireurs, tenter de recueillir d'autres temoignages sur cette arme secrete des naines. Quant a 56 , elle visitera les champignonnieres et les etables pour y rechercher des soutiens strategiques. Retour ici pour bilan a 23°-temps.
La television montrait cette fois, dans le cadre de la serie «Cultures du monde», un reportage sur les coutumes japonaises: «Les Japonais, peuple insulaire, sont habitues a vivre en autarcie depuis des siecles. Pour eux, le monde est divise en deux: les Japonais et les autres, les etrangers aux m?urs incomprehensibles, les barbares, nommes chez eux Gaijin. Les Japonais ont eu de tout temps un sens national tres pointilleux. Lorsqu'un Japonais vient s'installer par exemple en Europe, il est automatiquement exclu du groupe. S'il revient un an plus tard, ses parents, sa famille ne le reconnaitront plus comme l'un des leurs. Vivre chez les Gaijin c'est s'impregner de l'esprit des «autres», c'est donc devenir un Gaijin. Meme ses amis d'enfance s'adresseront a lui comme a un quelconque touriste.» On voyait defiler sur l'ecran differents temples et lieux sacres du Shinto. La voix off reprit:
«Leur vision de la vie et de la mort est differente de la notre. Ici la mort d'un individu n'a pas beaucoup d'importance. Ce qui est inquietant, c'est la disparition d'une cellule productrice. Pour apprivoiser la mort, les Japonais aiment cultiver l'art de la lutte. Le kendo est enseigne aux jeunes des la petite ecole…»
Deux combattants surgirent au centre de l'ecran, vetus comme d'anciens samourais. Leurs torses etaient recouverts de plaques noires articulees. Leurs tetes etaient coiffees d'un casque ovale orne de deux longues plumes au niveau des oreilles. Ils s'elancerent l'un contre l'autre en poussant un cri guerrier, puis se mirent a ferrailler avec leurs longs sabres.
Nouvelles images, un homme assis sur les talons pointe a deux mains un sabre court sur son ventre.
«Le suicide rituel, Seppuku, est une autre caracteristique de la culture japonaise. Il nous est certes difficile de comprendre ce…»
— La tele, toujours la tele! Ca abrutit! Ca nous fourre a tous les memes images dans la tete. De toute facon, ils racontent n'importe quoi. Vous n'en avez pas marre, encore? s'exclama Jonathan qui etait rentre depuis quelques heures.
— Laisse-le. Ca le calme. Depuis la mort du chien, il n'est plus tres bien… fit Lucie d'une voix mecanique.
Il caressa le menton de son fils.
– Ca ne va pas, mon grand? — Chut, j'ecoute.
— Hola! comment il nous parle maintenant!
— Comment il te parle. Il faut dire que tu ne le vois pas tres souvent, ne t'etonne pas qu'il te batte un peu froid.
— Eh! Nicolas, tu es arrive a faire les quatre triangles avec les allumettes?
— Non, ca m'enerve. J'ecoute. -Bonalorssicat'enerve… Jonathan, l'air reflechi, entreprit de manipuler les