Ils viennent d'entrer dans un passage tres etroit et tres haut. La soldate-guide lance une odeur de mise en garde en designant le plafond. Celui-ci est en effet tapisse de punaises rouges tachetees de noir. Des diables cherche-midi!
Ces insectes de trois tetes de long (neuf millimetres) semblent avoir dans le dos le dessin d'un regard courrouce. Ils se nourrissent en general de la chair moite des insectes morts et, parfois, d'insectes bien vivants.
Un diable cherche-midi se laisse tout de suite tomber sur le trio. Avant qu'il n'ait atteint le sol, 103 683e bascule son abdomen sous son thorax et tire un jet d'acide formique. Lorsque le diable cherche-midi atterrit il s'est metamorphose en confiture chaude.
Ils le mangent hativement puis traversent la piece avant qu'un autre de ces monstres ne s'abatte.
Les galeries qui suivent sont a demi obstruees. La-haut, la terre froide et seche, retenue par des racines blanches, forme des grappes. Parfois des morceaux degringolent. On appelle cela des «greles interieures». Le seul moyen connu de s'en proteger est de redoubler de vigilance et de sauter de cote a la moindre odeur d'eboulis. Les trois fourmis avancent, le ventre colle au sol, les antennes plaquees en arriere, les pattes largement etalees. 103683e a l'air de savoir precisement ou elle les entraine. Le sol devient a nouveau humide. Un effluve nauseabond circule par la. Une odeur de vie.
Une odeur de bete.
Le 327e male s'arrete. Il n'en est pas tout a fait sur, mais il lui a semble qu'une paroi avait bouge subrepticement. Il s'approche de la zone suspecte, le mur fremit derechef. On dirait qu'une bouche s'y dessine. Il recule.
Cette fois c'est trop petit pour etre une taupe.
La bouche se transforme en spirale, une protuberance pousse en son centre et jaillit pour se jeter sur lui.
Le male pousse un cri olfactif.
Un ver de terre! Il le tranche d'un coup de mandibule. Mais autour d'eux les parois se mettent a degouliner de ces tortillants bestiaux. Il y en a bientot tellement qu'on se croirait dans un intestin d'oiseau.
Un lombric se mele d'encercler le thorax de la femelle, celle-ci claque aussi sec des mandibules et le coupe en plusieurs troncons qui s'en vont onduler chacun de son cote.
D'autres vers se mettent de la partie et s'enroulent autour de leurs pattes, de leurs tetes. Le contact avec les antennes est particulierement insupportable. Ils degainent tous les trois de concert et tirent a l'acide sur les inoffensifs ascarides. A la fin le sol est jonche de reliefs de chair ocre qui sautillent comme pour les defier.
Ils galopent.
Lorsqu'ils reprennent leurs esprits, 103 683e leur indique une nouvelle enfilade de couloirs a prendre. Plus ils avancent, plus cela sent mauvais, plus ils commencent a s'y habituer. On s'habitue a tout. La. soldate designe un mur et explique qu'il faut creuser ici.
Ce sont les anciens sanitaires a compost, le lieu de reunion est juste a cote. On aime bien se reunir ici, c'est tranquille.
Ils jouent les passe-muraille. De l'autre cote ils debouchent dans une grande salle qui sent les excrements.
Les trente soldates ralliees a leur cause sont en effet la a les attendre. Mais pour discuter avec elles, il faudrait connaitre les rudiments du jeu de puzzle car elles sont toutes en pieces detachees. La tete souvent fort eloignee du thorax…
Effares, ils inspectent la salle macabre. Qui peut bien les avoir tuees ici, juste sous les pieds de Bel-o-kan?
Surement quelque chose qui provient du dessous, emet le 327e male.
Je n'y crois guere, replique la 56e femelle, qui lui propose neanmoins de creuser le sol.
Il plante la mandibule. Douleur. Dessous, c'est du rocher.
Un enorme rocher de granite, precise un peu tard 103 683e, c'est le fond, le dur plancher de la ville. Et c'est epais. Tres epais. Et c'est large. Tres large. On n'en jamais trouve les limites.
Apres tout, c'est peut-etre meme le fond du monde. Une odeur etrange se manifeste alors. Quelque chose vient d'entrer dans la piece. Une chose qui leur est tout de suite sympathique. Non, pas une fourmi de la Meute, mais un coleoptere lomechuse. Encore toute larve, 56e avait entendu Mere parler de cet insecte: Aucune sensation ne peut egaler celle qui accompagne l'absorption du nectar de la lomechuse, une fois qu'on y a goute. Fruit de tous les desirs physiques, sa secretion annihile les volontes les plus farouches. La prise de cette substance, de fait, suspend la douleur, la peur, l'intelligence. Les fourmis qui ont la chance de survivre a leur pourvoyeuse de poison quittent irresistiblement la Cite a la recherche de nouvelles doses. Elles ne mangent plus, ne se reposent plus et marchent jusqu'a l'epuisement. Puis, si elles ne retrouvent pas de lomechuses, elles se collent a un brin d'herbe et se laissent mourir, parcourues par les mille morsures du manque. L'enfant 56e avait un jour demande pourquoi on tolerait l'entree de tels fleaux dans la Cite, que termites et abeilles massacraient pour leur part sans menagements. Mere lui avait repondu qu'il existe deux manieres d'affronter un probleme; soit on l'empeche d'approcher, soit on se laisse traverser par lui. La seconde n'est pas forcement la plus mauvaise. Les secretions de lomechuse, bien dosees ou melangees a d'autres substances, deviennent en effet d'excellentes medecines..Le 327e male s'avance le premier. Subjugue par la beaute des aromes emanant de la lomechuse, il lui leche les poils de l'abdomen. Ceux-ci suppurent des liqueurs hallucinogenes. Fait troublant: l'abdomen de l'empoisonneuse, avec ses deux longs poils, a exactement la meme configuration qu'une tete de fourmi avec ses deux antennes!
La 56e femelle se precipite elle aussi, mais elle n'a pas le temps de commencer a se regaler. Un jet d'acide siffle. 103 683e a degaine et tire. La lomechuse brulee se tord de douleur.
Sobrement, la soldate commente son intervention
Il est anormal de trouver cet insecte a une telle profondeur. Les lomechuses ne savent pas creuser la terre. Quelqu'un l'a amene volontairement pour nous empecher d'aller plus loin! Il y a quelque chose a decouvrir par ici.
Les deux autres, penauds, ne peuvent qu'admirer la lucidite de leur camarade. Tous trois cherchent longtemps. Ils deplacent les graviers, hument les moindres recoins de la piece. Les indices sont rares. Ils finissent cependant par deceler un remugle connu. La petite odeur de roche des assassins. A peine perceptible, juste deux ou trois molecules, mais cela suffit. Elle provient de la. Juste sous ce petit rocher. Ils le font basculer et devoilent un passage secret. Encore un.
Seulement, celui-ci a une caracteristique de taille: il n'est creuse ni dans la terre ni dans le bois. Il est carrement excave dans de la roche granitique! Aucune mandibule n'a pu s'attaquer a un tel materiau.
Le couloir est assez large, mais ils descendent prudemment. Apres un bref trajet, ils tombent sur une vaste salle remplie de nourriture. Farines, miel, graines, viandes diverses… Il y en a des quantites surprenantes, de quoi