Et puis il y avait l'hiver et le froid qui bloquaient tout. La-bas, elles ne savaient meme pas que le froid existait, et la seule chose qui les obligeait a se reposer c'etait la chaleur!
Les naines mirent d'abord au point differentes solutions pour lutter contre le froid. Leurs deux methodes les plus efficaces: se gaver de sucres et s'enduire de bave d'escargot.
Pour le sucre, elles recueillaient le fructose des fraises, des mures et des cerises. Pour les graisses, elles se livrerent a une veritable extermination des escargots de la region. Elles avaient par ailleurs des pratiques vraiment surprenantes: ainsi n'avaient-elles ni sexues ailes ni vol nuptial. Les femelles faisaient l'amour et pondaient chez elles, sous terre. Si bien que chaque cite de naines possedait, non pas une pondeuse unique, mais plusieurs centaines. Cela leur donnait un serieux avantage: outre une natalite tres superieure a celle des rousses, une bien moindre vulnerabilite. Car s'il suffisait de tuer la reine pour decapiter une cite rousse, la cite naine pouvait renaitre tant qu'il restait la moindre tete sexuee. Et il n'y avait pas que ca. Les naines avaient une autre philosophie de conquete des territoires. Alors que les rousses, a la faveur des vols nuptiaux, atterrissaient le plus loin possible pour ensuite se relier par des pistes a l'empire eclate de la Federation, les naines, elles, progressaient centimetre par centimetre a partir de leurs cites centrales. Meme leur petite taille constituait un atout. Il leur fallait tres peu de calories pour atteindre une vivacite d'esprit et un niveau d'action assez eleves. On avait pu mesurer leur rapidite de reaction a l'occasion d'une grande pluie. Alors que les rousses en etaient encore a sortir, non sans mal, leurs troupeaux de pucerons et leurs derniers ?ufs des couloirs inondes, les naines avaient depuis plusieurs heures construit un nid dans une anfractuosite de l'ecorce du grand pin et y avaient demenage tous leurs tresors…
Belo-kiu-kiuni s'agite, comme pour chasser ses pensees inquietes. Elle pond deux ?ufs, des ?ufs de guerrieres. Les nourrices ne sont pas la pour les recueillir, et elle a faim. Alors, elle les mange goulument. Ce sont d'excellentes proteines. Elle taquine sa plante Carnivore. Ses preoccupations ont deja repris le dessus. Le seul moyen de contrer cette arme secrete serait d'en inventer une autre, encore plus performante et terrible. Les fourmis rousses ont decouvert successivement l'acide formique, la feuille bouclier, les pieges a glu. Il suffit de trouver autre chose. Une arme qui frapperait les naines de stupeur, encore pire que leur branche destructrice! Elle sort de sa loge, rencontre des soldates et leur parle. Elle suggere de reunir des groupes de reflexion sur le theme «trouver une arme secrete contre leur arme secrete». La Meute repond favorablement a son stimulus. Partout se forment de petits groupes de soldates, mais aussi d'ouvrieres, par trois ou par cinq. En connectant leurs antennes en triangle ou en pentagone, elles operent des centaines de communications absolues.
— Attention, je vais m'arreter! dit Galin, peu desireux de recevoir dans le dos la poussee de huit sapeurs- pompiers.
— Qu'est-ce qu'il fait sombre la-dedans! Passez-moi une lampe plus puissante. Il se retourna et on lui tendit une grosse torche. Les pompiers n'avaient pas l'air tres rassures. Pourtant, eux, ils avaient leurs vestes en cuir et leurs casques. Que n'avait-il pense a se mettre quelque chose de plus adapte a ce genre d'expedition qu'un veston de ville!
Ils descendaient prudemment. L'inspecteur, l'?il du groupe, s'appliquait a eclairer chaque recoin avant de faire un pas. C'etait plus lent mais c'etait plus sur.
— Le pinceau de la torche balaya une inscription gravee sur la voute, a hauteur de regard.
— Vous avez vu ca? demanda un pompier.
— C'est une vieille inscription, voila tout…, tempera l'inspecteur Galin.
— On dirait un truc de sorciers.
— En tout cas, ca a l'air sacrement profond.
— Le sens de la phrase?
— Non, l'escalier. On dirait qu'il y a des kilometres de marches la-dessous.
Ils reprirent leur descente. Ils devaient bien se trouver a cent cinquante metres sous le niveau de la ville. Et ca tournait toujours en colimacon. Comme une helice d'ADN. Ils en avaient presque le vertige. Profond, toujours plus profond.
– Ca peut continuer indefiniment comme ca, grogna un pompier. Nous ne sommes pas prepares pour faire de la speleologie.
— Moi je croyais qu'il fallait juste sortir quelqu'un d'une cave, dit un autre qui portait la civiere gonflable. Ma femme m'attendait pour diner a 8 heures, elle doit etre contente, il est deja 10 heures!
Galin reprit ses troupes en main.
– Ecoutez les gars, maintenant on est plus proches du fond que de la surface, alors encore un petit effort. On ne va pas renoncer a mi-parcours.
Or, ils n'avaient pas fait le dixieme du chemin.
Au bout de plusieurs heures de CA a une temperature proche de 15°, un groupe de fourmis mercenaires jaunes degage une idee, bientot reconnue comme la meilleure par tous les autres centres nerveux. Il se trouve que Bel-o-kan possede de nombreuses soldates mercenaires d'une espece un peu speciale, les «casse-graines». Elles ont pour caracteristique d'etre pourvues d'une tete volumineuse et de longues mandibules coupantes qui leur permettent de casser des graines meme tres dures. Dans les combats, elles ne sont pas bien efficaces, car leurs pattes sont trop courtes sous leur corps trop lourd. Alors, a quoi bon se trainer peniblement jusqu'au lieu de l'affrontement pour n'y faire que peu de degats? Les rousses avaient fini par les cantonner dans des taches menageres, comme par exemple couper les grosses brindilles.
Selon les fourmis jaunes, il existe pourtant un moyen de transformer ces grosses lourdaudes en foudres de guerre. Il suffit de les faire porter par six petites ouvrieres agiles!
Ainsi, les casse-graines, guidant par odeurs leurs «pattes vivantes», peuvent fondre a grande vitesse sur leurs adversaires et les tailler en pieces avec leurs longues mandibules.
Quelques soldates gavees de sucre font des essais dans le solarium. Six fourmis soulevent une casse- graines et courent en essayant de synchroniser leurs pas. Ca a l'air de tres bien fonctionner.
La cite de Belokan vient d'inventer le tank.
On ne les vit jamais remonter.
Le lendemain, les journaux titrerent: «Fontainebleau — Huit pompiers et un inspecteur de police disparaissent mysterieusement dans une cave.»
Des l'aube violacee, les fourmis naines qui encerclent la Cite interdite de La-chola-kan s'appretent a livrer bataille. Les rousses isolees dans leur souche sont affamees et epuisees. Elles ne devraient plus tenir bien longtemps.
Les combats reprennent. Les naines conquierent deux carrefours supplementaires apres de longs duels d'artillerie a l'acide. Le bois ronge par les tirs vomit les cadavres des soldates assiegees.
Les dernieres survivantes rousses sont a bout. Les naines progressent dans la Cite.
Les francs-tireurs caches dans les anfractuosites des plafonds les ralentissent a peine.
La loge nuptiale ne doit plus etre tres loin. A l'interieur de celle-ci, la reine Lacho-la-kiuni commence a ralentir les battements de son c?ur. Tout est fichu maintenant.
Mais les troupes naines les plus avancees percoivent soudain une odeur d'alerte. Il se passe quelque chose dehors. Elles rebroussent chemin.
La-haut, sur la colline des Coquelicots qui domine la Cite, on distingue des milliers de points noirs au milieu des fleurs rouges. Les Belokaniens se sont donc finalement decides a attaquer. Tant pis pour eux. Les naines envoient des moucherons-messagers mercenaires avertir la Cite centrale. Tous les moucherons portent la meme pheromone: