bougent plus. Chaque rousse se retrouve coiffee d'au moins trois naines furieuses. Mais,comme les rousses sont trois fois plus grosses, les duels se deroulent a peu pres a armes egales. Corps a corps. Cris odorants. Pheromones ameres en brumes.
Les millions de mandibules pointues, crenelees, en dents de scie, en sabre, en pince plate, a simple tranchant, a double tranchant, enduites de salive empoisonnees, de glu, de sang s'emboitent. Le sol tremble. Corps a corps.
Les antennes plombees de leurs petites fleches fouettent l'air pour maintenir l'adversaire a distance. Les pattes griffues les frappent comme s'ils s'agissaient de petits roseaux agacants. Prise. Surprise. Meprise. On attrape l'autre par les mandibules, les antennes, la tete, le thorax, l'abdomen, les pattes, les genoux, les coudes, les brosses articulaires, une breche dans la carapace, un creneau dans la chitine, un ?il. Puis les corps basculent, roulent dans la terre moite. Des naines escaladent un coquelicot indolent et de la-haut se laissent choir toutes griffes tendues sur une rousse carrossee. Elles lui perforent le dos puis la troue jusqu'au c?ur. Corps a corps.
Les mandibules rayent les armures lisses. Une rousse utilise habilement ses antennes comme deux javelots qu'elle propulse simultanement. Elle transperce ainsi le crane d'une dizaine d'adversaires, ne prenant meme pas le temps de nettoyer ses tiges enduites de sang transparent. Corps a corps. A mort.
— Il y a bientot tellement d'antennes et de pattes coupees par terre qu'on croirait marcher sur un tapis d'aiguilles de pin.
Les survivantes de La-chola-kan accourent et plongent dans la melee comme s'il n'y avait pas assez de decedes.
Subjuguee par le nombre de ses minuscules assaillantes, une rousse panique, recourbe son abdomen, s'arrose d'acide formique, tue ses adversaires et se tue en meme temps. Ils fondent tous comme de la cire.
Plus loin, une autre guerriere deracine d'un coup sec la tete de son adversaire juste au moment ou on lui arrache la sienne.
La 103 683e soldate a vu deferler sur elle les premieres lignes de naines. Avec quelques dizaines de collegues de sa sous-caste, elle est arrivee a former un triangle qui a seme la terreur dans les grumeaux de naines. Le triangle a eclate, maintenant elle est seule a affronter cinq Shigaepiennes deja enduites du sang de s?urs aimees.
Elles la mordent partout. Tandis qu'elle leur repond de son mieux, les conseils lances dans la salle de combat par la vieille guerriere lui reviennent automatiquement: Tout se joue avant le contact. La mandibule ou le jet d'acide ne font qu'enteriner une situation de dominance deja reconnue par les deux adversaires… Tout est un jeu d'esprit. Il faut accepter la victoire et rien ne resiste. Cela fonctionne peut-etre pour un ennemi. Mais que faire lorsqu'il y en a cinq? La, elle sent qu'il y en a au moins deux qui veulent a tout prix gagner. La naine qui lui cisaille methodiquement l'articulation du thorax et celle qui est en train de lui arracher la patte arriere gauche. Une vague d'energie la submerge. Elle se debat, plante son antenne comme un stylet juste sous le cou de l'une, fait lacher prise a l'autre en l'assommant d'un coup du plat de la mandibule. Pendant ce temps des naines sont revenues lancer au beau milieu du champ de bataille des dizaines de tetes infectees a l'alternaria. Mais comme chacun est protege par la bave d'escargot, les spores volettent, glissent sur les cuirasses avant de retomber mollement sur le sol fertile. Decidement ce n'est pas un jour faste pour les nouvelles armes. Elles ont toutes trouve leur replique. A trois heures de l'apres-midi, les combats sont a leur paroxysme. Les bouffees d'acide oleique, effluves caracteristiques emises par les cadavres myrmeceens en train de secher, remplissent l'air. A quatre heures et demie, les rousses et les naines qui tiennent encore debout sur au moins deux pattes continuent d'en decoudre sous les coquelicots. Les duels ne cessent qu'a cinq heures a cause d'un coup d'orage annonciateur d'une pluie imminente. On dirait que le ciel en a assez de tant de violence. A moins que ce ne soit tout betement les giboulees de mars qui arrivent avec retard.
Survivants et blesses se retirent. Bilan: 5 millions de morts dont 4 millions de naines. La-chola-kan est liberee. A perte de vue, le sol est jonche de corps desarticules, de cuirasses crevees, de sinistres troncons qu'agite parfois un dernier souffle de vie. Partout du sang transparent comme une laque, des flaques d'acide jaunatre.
Quelques naines, encore embourbees dans une mare de glu, se debattent en pensant pouvoir rejoindre leur Cite. Les oiseaux viennent les picorer rapidement avant que la pluie ne tombe.
Les eclairs illuminent les nuages anthracite et font etinceler quelques carcasses de tanks dont les mandibules arrogantes restent dressees. Comme si ces pointes sombres voulaient encore crever le ciel lointain. Les acteurs rentres, la pluie nettoie la scene.
Elle parlait la bouche pleine. -Bilsheim?
— Allo?
— Groumf, groumf. Vous vous foutez de ma gueule, Bilsheim? Vous avez vu les journaux? L'inspecteur Galin, c'est de chez vous ca? C'est bien le petit jeune agacant qui voulait me tutoyer les premiers jours? C'etait Solange Doumeng, la directrice de la PJ.
— Euh oui, je crois.
— Je vous avais dit de le lourder, et maintenant je le decouvre en vedette posthume. Vous etes completement givre! Qu'est-ce qui vous a pris d'envoyer quelqu'un d'aussi peu experimente sur une affaire aussi grave?
— Galin n'est pas inexperimente, c'est meme un excellent element. Mais je crois que nous avons sous- estime l'affaire…
— Les bons elements sont ceux qui trouvent les solutions, les mauvais sont ceux qui trouvent les excuses.
— Il existe des affaires ou meme les meilleurs d'entre nous…
— Il existe des affaires ou meme les plus mauvais d'entre vous ont un devoir de reussite. Aller repecher un couple dans une cave fait partie de cette categorie.
— Je m'excuse mais…
— Vos excuses vous savez ou vous pouvez vous les mettre, mon beau? Vous allez me faire le plaisir de retourner au fond de cette cave et de m'en sortir tout le monde. Votre heros Galin merite une sepulture chretienne. Et je veux un article elogieux sur notre service avant la fin du mois.
— Et pour…
— Et pour toute cette histoire! Et je veux que vous teniez votre bec! Vous ne ferez tout le foin avec la presse qu'une fois cette affaire bouclee. Vous prenez si vous le voulez six gendarmes et du materiel de pointe. C'est tout.
— Et si…
— Et si vous vous plantez, comptez sur moi pour vous gacher votre retraite!
Elle raccrocha.
Le commissaire Bilsheim savait prendre tous les fous sauf elle. Il se resigna donc a mettre au point un plan de descente.
Dans toutes les cites de la Federation, c'est la liesse. Les trophallaxies sucrees sont abondamment offertes aux combattantes epuisees. Cependant, ici il n'y a pas de heros. Chacun a accompli sa tache; bien ou mal, peu