importe, tout repart de zero a la fin des missions.

On panse les blessures a grandes lapees de salive. Quelques jeunes naives tiennent dans leurs mandibules une, deux ou trois de leurs pattes arrachees au combat, qu'elles ont recuperees par miracle. On leur explique que ca ne se recolle pas.

Dans la grande salle de lutte de l'etage — 45, des soldates reconstituent pour ceux qui n'y etaient pas les episodes successifs de la bataille des Coquelicots. Une moitie joue les naines, l'autre les rousses. Elles miment l'attaque de la Cite interdite de La-chola-kan, la charge rousse, la lutte contre les tetes enterrees, la fausse fuite, l'entree des tanks, leur deroute face aux carres des naines, l'assaut de la colline, les lignes d'artilleuses, la melee finale… Les ouvrieres sont venues nombreuses. Elles commentent chaque tableau de cette evocation. Un point retient particulierement leur attention: la technique des tanks. Il est vrai que leur caste y tient sa place; a leur avis, il ne faut pas y renoncer, il faut apprendre a l'utiliser plus intelligemment, pas seulement en charge frontale. Entre tous les rescapes de la bataille, 103 683e s'en est bien tiree. Elle n'a perdu qu'une patte. Une broutille quand on en a six a sa disposition. Cela merite a peine d'etre signale. La 56e femelle et le 327e male, qui en tant que sexues n'ont pu participer a la guerre, l'attirent dans un coin. Contact antennaire.

Il n'y a pas eu de probleme ici?

Non, les guerrieres au parfum de roche etaient toutes dans la bagarre. On est restes enfermes dans la Cite interdite, au cas ou les naines arriveraient jusqu'ici. Et la-bas? Tu as vu l'arme secrete?

Non.

Comment ca, non? On a parle d'une branche, d'acacia mobile…

103 683e explique que la seule arme nouvelle a laquelle elles ont ete confrontees a ete l'atroce alternaria, mais qu'elles ont trouve la parade.

Ce ne peut etre ca qui a tue la premiere expedition, constate le male. L'alternaria met beaucoup de temps a tuer. En outre, il en est certain: aucun des cadavres qu'il a examines n'avait la moindre trace de ces spores mortelles. Alors?

Deroutes, ils decident de prolonger leur CA.

Ils aimeraient vraiment y voir plus clair.

Nouveau bouillon d'idees et d'avis. Pourquoi les naines n'ont-elles pas recouru a l'arme qui avait si radicalement detruit les vingt-huit exploratrices? Elles ont pourtant tout tente pour gagner. Si une telle arme etait entre leurs pattes, elles ne se seraient pas genees pour s'en servir! Et si elles ne la possedaient pas? Elles arrivent toujours avant ou apres que l'arme secrete ne frappe, c'est peut-etre par pur hasard… Cette hypothese cadrerait assez bien avec l'attaque de La-chola-kan. Quant a la premiere expedition, on a tres bien pu laisser des traces de passeports de naines pour lancer la Meute sur une mauvaise piste. Et qui aurait interet a faire ca? Si les naines ne sont pas responsables de tous les mauvais coups, vers qui se tourner? Vers les autres! Le second adversaire implacable, l'ennemi hereditaire: les termites! Le soupcon n'a rien de fantaisiste. Depuis quelque temps, des soldates isolees de la grande termitiere de l'Est passent le fleuve et multiplient les incursions dans les zones de chasse federees. Oui, c'est surement les termites. Ils se sont arranges pour monter naines et rousses les unes contres les autres. Comme ca, ils se debarrassent des deux sans coup ferir. Leurs ennemis bien affaiblis, ils n'ont plus qu'a cueillir les fourmilieres. Et les guerrieres aux odeurs de roche? Ce seraient des espionnes mercenaires au service des termites, voila tout. Plus leur commune pensee s'affine a force de tourner dans leurs trois cerveaux, et plus il leur parait acquis que ce sont les termites de l'Est qui possedent la mysterieuse «arme secrete».

Mais ils sont deranges et arraches a leur colloque par les odeurs generales de la Meute. La Cite a decide de mettre a profit l'entre-deux-guerres en avancant la fete de la Renaissance: elle aura lieu demain. Toutes les castes en place! Les femelles et les males, aux salles des gourdes pour faire le plein de sucre! Les artilleuses, rechargez vos abdomens aux salles de chimie organique!

Avant de quitter ses compagnons, la 103 683e soldate lache une pheromone:

Bonne copulation! Ne vous en faites pas, je poursuis l'enquete de mon cote. Quand vous serez dans le ciel, je prendrai le chemin de la grande termitiere de l'Est.

A peine se sont-ils separes que les deux tueuses, la grosse brute et la petite boiteuse,

apparaissent. Elles raclent les murs et recuperent les pheromones volatiles de leur conversation.

Apres l'echec tragique de l'inspecteur Galin et des pompiers, Nicolas avait ete place dans un orphelinat situe a quelques centaines de metres seulement de la rue des Sybarites. Outre les purs orphelins, on y entassait les enfants rejetes ou battus par leurs parents.

Les humains sont en effet l'une des rares especes a etre capables d'abandonner ou de maltraiter leur progeniture. Les petits humains passaient la des annees eprouvantes, eduques a grands coups de pied aux fesses. Ils grandissaient, s'endurcissaient. La plupart entraient ensuite dans l'armee de metier. Le premier jour, Nicolas resta prostre sur le balcon a regarder la foret. Il retrouva des le lendemain la salutaire routine de la television. Le poste etait installe dans le refectoire, et les pions, satisfaits de se debarrasser des «merdeux», les y laissaient s'abrutir pendant des heures. Le soir, Jean et Philippe, deux autres orphelins, le questionnerent dans le dortoir:

— Qu'est-ce qu'il t'est arrive a toi?

— Rien.

— Allez raconte. On ne vient pas ici comme ca a ton age. D'abord t'as quel age?

— Moi je sais. Il parait que ses parents se sont fait bouffer par des fourmis.

— Qui c'est qui vous a raconte cette connerie?

— Quelqu'un, nanananere, et on te dira qui si tu nous racontes ce qui est arrive a tes parents.

— Vous pouvez crever.

Jean, le plus costaud, saisit Nicolas par les epaules tandis que Philippe lui tordait le bras en arriere.

Nicolas se degagea d'une ruade et frappa Jean au cou du tranchant de la main (il avait vu faire ca a la tele dans un film chinois). L'autre se mit a tousser. Philippe revint a la charge en tentant d'etrangler Nicolas, qui lui lanca alors la pointe de son coude dans l'estomac. Debarrasse de son agresseur, a genoux et plie en deux, Nicolas fit de nouveau face a Jean en lui crachant au visage. Celui-ci plongea et lui mordit le mollet jusqu'au sang. Les trois jeunes humains roulerent sous les lits, continuant de se battre comme des chiffonniers. Nicolas eut finalement le dessous:

— Dis-nous ce qui est arrive a tes parents ou on te fait bouffer des fourmis!

Jean avait trouve ca dans l'action. Il n'etait pas mecontent de sa phrase. Pendant qu'il maintenait le nouveau plaque contre le plancher, Philippe courut chercher quelques hymenopteres, pas du tout rares en ces lieux, et revint les lui brandir devant le visage

— Tiens, en voila des bien grasses! (Comme si les fourmis, dont le corps est enveloppe

d'une carapace rigide, pouvaient connaitre des epaisseurs de graisse!)

Puis il lui pinca le nez pour le forcer a ouvrir la bouche, ou il jeta avec degout trois jeunes ouvrieres qui avaient vraiment autre chose a faire. Nicolas eut alors la surprise de sa vie. C'etait delicieux.

Les autres, etonnes de ne pas le voir recracher l'aliment infame, voulurent gouter a leur tour.

La salle des gourdes a miellat est l'une des plus recentes innovations de Bel-o-kan. La technologie des gourdes» a en effet ete empruntee aux fourmis du sud qui, depuis les grandes chaleurs, n'arretent pas de monter vers le nord. C'est bien entendu lors d'une guerre victorieuse contre ces fourmis que la Federation a decouvert leur salle des gourdes. La guerre, meilleure source et meilleur vecteur de circulation d'inventions dans le monde des societes insectes. Sur le coup, les legionnaires belokaniennes furent horrifiees, de voir quoi? Des ouvrieres condamnees a passer toute leur vie suspendues au plafond, tete en bas l'abdomen tellement gonfle qu'il etait deux fois plus gros que celui d'une reine! Les sudistes expliquerent que ces fourmis «sacrifiees» etaient des bonbonnes vivantes, capables de conserver au frais d'incroyables quantites de nectar, de rosee ou de miellat. En somme, il avait suffi de pousser a l'extreme l'idee de «jabot social» pour aboutir a celle de «fourmi citerne» — et la mettre en pratique. On venait titiller le bout de l'abdomen de ces vivants refrigerateurs qui delivraient alors au goutte-a- goutte ou meme a plein ruisseau leurs jus precieux. Les sudistes resistaient grace a ce systeme aux grandes vagues de secheresse qui frappent les regions tropicales.

Quand elles migraient, elles transportaient leurs gourdes a bout de bras et restaient parfaitement hydratees durant tout le voyage. A les en croire, les bonbonnes etaient aussi precieuses que les ?ufs. Les Belokaniennes piraterent donc la technique des gourdes, mais y virent surtout l'interet de pouvoir stocker de grosses quantites de

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