leur abdomen, caressent leurs antennes. Les pucerons font alors apparaitre une grosse bulle de sucre transparent. Le precieux miellat. Tout en se remplissant de cette liqueur, les bergeres zoubizoubikaniennes apercoivent les exploratrices belokaniennes. Et les saluent. Contact antennaire. Nous sommes venues pour chasser le lezard, emet l'une d'entre elles. Dans ce cas, il vous faut continuer vers l'est. On a repere l'un de ces monstres dans la direction du poste de Guayei-Tyolot. Au lieu de leur proposer une trophallaxie comme c'est l'usage, les bergeres leur proposent de se nourrir directement sur les betes. Les exploratrices ne se le font pas dire deux fois. Chacune choisit son puceron et se met a lui titiller l'abdomen pour traire le delicieux miellat A l'interieur du gosier c'est noir, puant et huileux. La 56e femelle, tout enduite de bave, glisse maintenant dans la gorge de son predateur. Faute de dents, il ne l'a pas machee, elle est encore intacte. Pas question de se resigner, avec elle c'est toute une ville qui disparaitrait.
En un supreme effort, elle plante ses mandibules dans la chair lisse de l'?sophage. Ce reflexe la sauve. L'hirondelle a un haut-le-c?ur, elle tousse et propulse au loin l'aliment irritant. Aveuglee, la 56e femelle tente de voler, mais ses ailes engluees sont bien trop lourdes. Elle tombe au beau milieu d'un fleuve. Des males a l'agonie s'abattent autour d'elle. Elle detecte la-haut le vol arythmique d'une vingtaine de s?urs qui ont survecu au passage des hirondelles. Epuisees, elles perdent de l'altitude. L'une d'entre elles atterrit sur un nenuphar, ou deux salamandres la prennent aussitot en chasse, la rattrapent et la mettent en charpie. Les autres reines sont sorties du jeu de la vie successivement par des pigeons, des crapauds, des taupes, des serpents, des chauves-souris, des herissons, des poules et des poussins… En fin de compte, sur les mille cinq cents femelles envolees, seulement six ont survecu. La 56e est du nombre. Miraculee. Il faut qu'elle vive. Elle doit fonder sa propre cite et resoudre l'enigme de l'arme secrete. Elle sait qu'elle aura besoin d'aide, qu'elle pourra compter sur la foule amie qui peuple deja son ventre. Il suffira de l'en faire sortir… Mais, d'abord, se tirer de la… En calculant l'angle des rayons solaires, elle trouve son point de chute, sur le fleuve de l'Est. Un coin peu recommande, car meme s'il y a des fourmis dans toute les iles du monde, on ne sait toujours pas comment elles ont fait pour les atteindre, ne sachant pas nager.
Une feuille passe a portee, elle s'y cramponne de toutes ses mandibules. Elle agite les pattes arriere avec frenesie, mais ce mode de propulsion donne des resultats miserables. Elle se traine ainsi a la surface des flots depuis un long moment quand une ombre gigantesque se profile. Un tetard? Non, c'est mille fois plus gros qu'un tetard. La 56e femelle distingue une forme effilee, a la peau lisse et tigree. C'est pour elle une vision inedite. Une truite! Les petits crustaces, cyclopes, daphnies, fuient devant le monstre. Lequel s'enfonce puis remonte dans la direction de la reine qui se cramponne a sa feuille, terrifiee. De toute la puissance de ses nageoires, la truite s'elance et creve la surface. Tandis qu'une grosse vague malmene la fourmi, la truite est comme suspendue en l'air, elle ouvre une gueule armee de fines dents et gobe un moucheron qui voletait par la. Puis se contorsionne d'un coup de queue et retombe dans son univers cristallin… en declenchant un raz de maree qui submerge la fourmi.
Des grenouilles, deja, se detendent et plongent pour se disputer cette reine et son caviar. Celle-ci parvient a reemerger mais un remous l'aspire de nouveau vers des profondeurs inhospitalieres. Les grenouilles la poursuivent. Le froid la fige. Elle perd connaissance.
Nicolas regardait la television, dans le refectoire, avec ses deux nouveaux copains Jean et Philippe. Autour d'eux, d'autres orphelins aux visages roses se laissaient bercer par les successions ininterrompues d'images.
Le scenario du film penetrait par leurs yeux et par leurs oreilles jusqu'aux memoires de leur cerveau a la vitesse de 500 kilometres/ heure. Un cerveau humain peut stocker jusqu'a soixante milliards d'informations. Mais quand ces memoires sont saturees, le menage est automatiquement fait, les informations jugees les moins interessantes sont oubliees. Ne restent alors que les souvenirs traumatisants et le regret des joies passees.
Juste apres le feuilleton, il y avait ce jour-la un debat sur les insectes. La plupart des jeunes humains se disperserent, la science en bla-bla ca ne les excitait pas. «Professeur Leduc, vous etes considere, avec le Pr Rosenfeld, comme le plus grand specialiste europeen des fourmis. Qu'est-ce qui vous a pousse a etudier les fourmis?
— Un jour, en ouvrant le placard de ma cuisine je suis tombe nez a nez avec une colonne de ces insectes. Je suis reste des heures a les regarder travailler. C'etait pour moi une lecon de vie et d'humilite. J'ai cherche a en savoir plus… Voila tout. (Il rit.)
— Qu'est-ce qui vous differencie de cet autre eminent scientifique qu'est le Pr Rosenfeld? Ah, le Pr Rosenfeld! Il n'est pas encore a la retraite? (Il rit de nouveau.) Non, serieusement, nous ne sommes pas de la meme chapelle. Vous savez, il existe plusieurs manieres de «comprendre» ces insectes… Avant, on pensait que toutes les especes sociales (termites, abeilles, fourmis) etaient royalistes. C'etait simple, mais c'etait faux. On s'est apercu que chez les fourmis, la reine n'avait en fait aucun pouvoir en dehors de celui d'enfanter. Il existe meme une multitude de formes de gouvernement fourmi: monarchie, oligarchie, triumvirat de guerrieres, democratie, anarchie, etc. Parfois meme, lorsque les citoyens ne sont pas satisfaits de leur gouvernement, ils se revoltent et on assiste a des ' guerres civiles ' a l'interieur meme des cites.
— Fantastique.
— Pour moi, et pour l'ecole dite «allemande» dont je me reclame, l'organisation du monde fourmi est prioritairement basee sur une hierarchie de castes, et sur la dominance d'individus alpha plus doues que la moyenne, qui dirigent des groupes d'ouvrieres… Pour Rosenfeld, qui est lie a l'ecole dite «italienne», les fourmis sont toutes visceralement anarchistes, il n'y a pas d'alpha, d'individus plus doues que la moyenne. Et ce n'est que pour resoudre des problemes pratiques qu'apparaissent parfois spontanement des leaders. Mais ceux-ci sont temporaires.
— Je ne comprends pas tres bien.
— Disons que l'ecole italienne pense que n'importe quelle fourmi peut etre chef, des lors qu'elle a une idee originale qui interesse les autres. Alors que l'ecole allemande pense que ce sont toujours des fourmis a 'caractere de chef ' qui prennent en main les missions.
— Les deux ecoles sont-elles a ce point differentes?
— Il est deja arrive que lors de grands congres internationaux cela tourne au pugilat, si c'est cela que vous voulez savoir.
— C'est toujours la meme vieille rivalite entre l'esprit saxon et l'esprit latin, non?
— Non. Cette bataille est plutot comparable a celle mettant face a face les partisans de 1 ' inne ', et ceux de 1 «acquis». Nait-on cretin ou le devient-on? C'est l'une des questions auxquelles nous tentons de repondre en etudiant les societes de fourmis!
— Mais pourquoi ne pas faire ces experiences sur les lapins ou les souris?
— Les fourmis presentent cette formidable opportunite de nous permettre de voir une societe fonctionner, une societe composee de plusieurs millions d'individus. C'est comme observer un monde. Il n'existe pas a ma connaissance de ville de plusieurs millions de lapins ou de souris…»
Coup de coude.
— T'entends ca, Nicolas?
Mais Nicolas n'ecoutait pas. Ce visage, ces yeux jaunes, il les avait deja vus. Ou ca? Quand ca? Il fouilla dans sa memoire. Exact, il s'en rappelait maintenant. C'etait l'homme des reliures. Il avait pretendu se nommer Gougne, mais il ne faisait qu'une seule et meme personne avec ce Leduc qui se faisait mousser a la tele.
Sa decouverte plongea Nicolas dans un abime de reflexions. Si le professeur avait menti, c'etait pour essayer de s'approprier l'encyclopedie. Le contenu devait en etre precieux pour l'etude des fourmis. Elle devait se trouver la-dessous. Elle etait forcement dans la cave. Et c'est cela qu'ils convoitaient tous: Papa, Maman et ce Leduc. Il fallait aller la chercher, cette maudite encyclopedie, et l'on comprendrait tout.
Il se leva.
— Ou tu vas?
Il ne repondit rien.
— Je croyais que ca t'interessait, les fourmis? Il marcha jusqu'a la porte, puis courut pour rejoindre sa chambre. Il n'aurait pas besoin de beaucoup d'affaires. Juste sa veste de cuir fetiche, son canif et ses grosses chaussures a semelles de crepe.
Les pions ne lui preterent meme pas attention lorsqu'il traversa le grand hall. Il s'enfuit de l'orphelinat.
De loin, on ne distingue de Guayei-Tyolot qu'une sorte de cratere arrondi. Comme une taupiniere. Le «poste