vibration differente. Une vibration… intelligente. Tip tip tiptiptip tip tip tiptip. C'est une femelle! Elle avance sur un fil, qu'elle tapote afin d'emettre un signal:

Je suis tienne, je ne viens pas voler ta nourriture.

Cette facon de vibrer, le male n'a jamais rien senti d'aussi erotique. Tip tip tiptiptip. Ah, il n'y tient plus, il court vers sa bien-aimee (une jeunette de quatre mues, quand lui en compte deja douze). Sa taille est trois fois superieure a la sienne, mais justement il aime les grosses. Il lui designe les deux proies dans lesquelles ils puiseront tout a l'heure de nouvelles forces. Puis ils se mettent en situation de copuler. Chez l'araignee c'est assez complique. Le male n'a pas de penis mais une sorte de double canon genital. Il se hate de batir une cible, toile en reduction qu'il arrose de ses gametes. Y mouillant une de ses pattes, il la fourre dans le receptacle de la femelle. Il fait ca plusieurs fois, surexcite. La jeune beaute a atteint pour sa part un tel degre de pamoison qu'elle ne peut soudain se retenir d'attraper la tete du male et de la croquer. Des lors, ce serait bete de ne pas le manger en entier, Eh bien, cela accompli, elle a toujours faim. Elle se jette sur l'ephemere et lui rend la vie encore plus courte. Elle se tourne a present vers la reine fourmi, qui, voyant revenue l'heure de la piqure, panique et gigote.

56e a decidement de la chance, car l'entree d'un nouveau personnage surgissant bruyamment du fond de l'horizon remet tout en cause. C'est encore une de ces bestioles du Sud qui sont recemment montees vers le nord. Une tres grosse bestiole a vrai dire, un hanneton unicorne ou coleoptere rhinoceros. Il percute la toile en plein coeur, l'etire comme une glu… et la rompt. Le 95/10, c'est solide pour autant qu'on n'exagere pas. Le beau napperon de soie explose en meches et lambeaux planeurs.

La femelle araignee a deja saute en s'accrochant a son filin de rappel. Liberee de son blanc carcan, la reine fourmi se traine discretement par terre, incapable de redecoller.

Mais l'araignee a la tete ailleurs. Elle escalade une branche pour y construire une pouponniere de soie ou elle pourra pondre. Lorsque ses dizaines de petits auront eclos, leur plus grande hate sera de manger leur mere. On est comme ca chez les araignees, on ne sait pas dire merci.

— Bilsheim!

Il eloigna vivement l'ecouteur, comme s'il se fut agi d'une bete qui pique. Il s'agissait de sa chef… Solange Doumeng.

— Allo?

— Je vous avais donne des ordres et vous n'avez encore rien fait. Qu'est-ce que vous fabriquez? Vous attendez que toute la ville disparaisse dans cette cave? je vous connais Bilsheim, vous ne pensez qu'a vous reposer! Or je n'accepte pas les feignasses! Et j'exige que vous resolviez cette affaire dans les quarante-huit heures!

— Mais, madame…

— Il n'y a pas de «mais medeme»! Vos gaziers ont recu mes consignes, vous n'avez plus qu'a descendre avec eux demain matin, tout le materiel sera sur place. Alors levez-vous un peu le cul, nom d'un chien!

Un stress l'envahit. Ses mains tremblerent. Il n'etait pas un homme libre. Pourquoi devait-il obeir? Pour echapper au chomage, pour ne pas etre exclu de la societe. Ici et maintenant, sa seule facon de concevoir sa liberte etait de se representer en clochard, et il n'etait pas encore pret pour ce genre d'epreuve. Son besoin d'ordre et de socialisation entra en conflit avec son desir de ne pas subir la volonte des autres. Un ulcere naquit sur le champ de bataille, c'est-a-dire dans son estomac. Le respect de l'ordre gagna sur le gout de la liberte. Alors il obtempera.

La troupe de chasseresses se tient dissimulee derriere un rocher, en train d'observer le lezard. Celui-ci mesure bien soixante tetes de long (dix-huit centimetres). Sa cuirasse rocailleuse d'un jaune verdatre seme de taches noires produit un effet de peur et de degout. 103683e a l'impression que ces taches sont les eclaboussures du sang de toutes les victimes du saurien.

Comme prevu, l'animal est engourdi par le froid. Il marche, mais au ralenti; on dirait qu'il hesite avant de poser la patte quelque part.

Lorsque le soleil est sur le point d'apparaitre, une pheromone est lachee.

Sus a la Bete!

Le lezard voit fondre sur lui une armee de petites choses noires agressives. Il se dresse lentement, ouvre une gueule rose ou danse une langue rapide qui fouette les fourmis les plus proches, les englue et les engloutit dans sa gorge. Puis il fait un petit rot et s'eloigne a la vitesse de l'eclair. Diminuees d'une trentaine des leurs, les chasseresses demeurent abasourdies, le souffle coupe. Pour quelqu'un d'anesthesie par le froid, l'autre ne manque pas de ressources!

103683e, qu'on ne peut soupconner de couardise, est l'une des premieres a dire que s'attaquer a un tel animal est un suicide. La place forte parait imprenable. La peau du lezard est une armure inattaquable a la mandibule ou a l'acide. Et sa taille, sa vivacite, meme a faible temperature, lui donnent une superiorite difficilement compensable.

Cependant, les fourmis ne renoncent pas. Telle une meute de loups minuscules, elles s'elancent sur les traces du monstre. Elles galopent sous les fougeres en lancant des pheromones menacantes, aux odeurs de mort. Cela n'effraie pour l'instant que les limaces, mais aide les fourmis a se sentir terribles et invulnerables. Elles retrouvent le lezard quelques milliers de tetes plus loin, colle a l'ecorce d'un epicea, sans doute occupe a digerer son petit dejeuner. Il faut agir! Plus on attend, plus il gagne en energie! S'il demeure rapide dans le froid, il deviendra surpuissant lorsqu'il sera bien gave de calories solaires. Agora d'antennes. Il faut improviser une attaque. Une tactique est mise au point.

Des guerrieres se laissent tomber d'une branche sur la tete de l'animal. Elles tentent de l'aveugler en mordillant ses paupieres et commencent a lui forer les naseaux. Mais ce premier commando echoue. Le lezard se brosse la face d'une patte agacee et gobe les trainardes.

Une deuxieme vague d'assaillantes accourt deja. Presque a portee de langue, elles font un large et surprenant detour… avant de fondre brutalement sur son moignon de queue. Comme dit Mere: Chaque adversaire a son point faible. Trouve-le, et n'affronte que cette faiblesse.

Elles rouvrent la cicatrice en la brulant a l'acide et s'engouffrent a l'interieur du saurien, lui envahissent les boyaux. Il roule sur le dos, pedale avec ses pattes posterieures, se frappe le ventre avec les pattes de devant. Mille ulceres le rongent. Et c'est alors qu'un autre groupe prend enfin pied dans les naseaux, aussitot agrandis et creuses a coups de jets bouillants. Juste au-dessus, on s'attaque aux yeux. On fait eclater ces billes molles, mais les cavites oculaires s'averent des impasses; le trou du nerf optique est trop etroit pour qu'on puisse l'emprunter et atteindre le cerveau. On rejoint donc les equipes deja enfoncees loin dans les naseaux… Le lezard se contorsionne, se plonge une patte dans la gueule pour essayer d'ecraser les fourmis qui lui percent la gorge. Trop tard.

Dans un recoin des poumons, 4000e a retrouve sa jeune collegue 103683e. Il fait noir la-dedans, et elles n'y voient rien car les asexuees n'ont pas d'ocelles infrarouges. Elles joignent le bout de leurs antennes. Allez, profitons de ce que nos s?urs sont affairees pour partir dans la direction de la termitiere de l'Est. Elles croiront que nous avons ete tuees au combat. Elles ressortent par ou elles sont entrees, par le moignon caudal, qui saigne maintenant abondamment. Demain le saurien sera decoupe en milliers de lambeaux comestibles. Certains seront recouverts de sable et charries a Zoubi-zoubi-kan; d'autres parviendront meme a Bel-o-kan, et l'on inventera encore tout un recit epique pour decrire cette chasse. La civilisation fourmi a besoin de se conforter dans sa force. Vaincre les lezards est une chose qui la rassure particulierement.

METISSAGE: Il serait faux depenser que les nids sont impermeables aux presences etrangeres. Certes, chaque insecte porte le drapeau odorant de sa cite, mais n'est pas pour autant «xenophobe» au sens ou on l'entend chez les humains. Par exemple, si l'on melange dans un aquarium rempli de terre une centaine de fourmis formica rufa avec une centaine de fourmis lazius niger — chaque espece comprenant une reine fertile — , on s'apercoit qu'apres quelques escarmouches sans morts et de longues discussions antennaires les deux especes se mettent a construire ensemble la fourmiliere. Certains couloirs sont adaptes a la taille des rousses, d'autres a la taille des noires, mais ils s'entrecroisent et se melent si bien que la preuve en est faite: il n'existe pas uneespece dominante qui essayerait d'enfermer l'autre dans un quartier reserve, un ghetto dans la cite.

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