esclavagistes, elles ont decoule naturellement de leur excessive specialisation. Il s'en est meme fallu de peu que l'espece ne disparaisse, detruite par sa propre volonte de puissance. A force de guerroyer, ces fourmis ne savent plus construire de nids, elever leurs petits, ou meme… se nourrir. Leurs mandibules-sabres, si efficaces dans les combats, s'averent bien peu pratiques pour s'alimenter normalement. Cependant, pour belliqueuses qu'elles soient, les esclavagistes ne sont pas stupides. Puisqu'elles n'etaient plus capables d'effectuer les taches menageres indispensables a la survie quotidienne, d'autres allaient s'en occuper a leur place. Les esclavagistes s'attaquent en particulier aux nids petits et moyens de fourmis noires, blanches ou jaunes — toutes especes ne possedant ni dard ni glande a acide. Elles encerclent d'abord le village convoite. Des que les assiegees s'apercoivent que toutes les ouvrieres sorties se sont fait tuer, elles decident de boucher les issues. C'est le moment que choisissent les esclavagistes pour lancer leur premier assaut. Elles debordent facilement les defenses, ouvrent des breches dans la cite, sement la panique dans les couloirs.

C'est alors que les ouvrieres effrayees tentent d'operer une sortie qui mettrait les ?ufs a l'abri. Exactement ce qu'ont prevu les esclavagistes. Elles filtrent toutes les issues et forcent les ouvrieres a abandonner leur precieux fardeau. Elles ne tuent que celles qui ne veulent point obtemperer; chez les fourmis, on ne tue jamais gratuitement. A la fin des combats, les esclavagistes investissent le nid, demandent aux ouvrieres survivantes de replacer les ?ufs a leur place et de continuer a les soigner. Lorsque les nymphes eclosent, elles sont eduquees a servir les envahisseuses, et comme elles ne connaissent rien du passe elles pensent qu'obeir a ces grosses fourmis est la maniere de vivre juste et normale. Durant les razzias, les esclaves de longue date restent en retrait, cachees dans les herbes, a attendre que leurs maitresses aient fini de nettoyer le coin. Une fois la bataille gagnee, en bonnes petites menageres, elles s'installent dans les lieux, melangent l'ancien butin d'?ufs aux nouveaux, eduquent les prisonnieres et leurs enfants. Les generations de kidnappees se superposent ainsi les unes aux autres, au gre des migrations de leurs pirates.

Il faut en general trois esclaves pour servir chacune de ces accaparatrices. Une pour la nourrir (elle ne sait manger que des aliments regurgites qu'on lui donne a la becquee); une pour la laver (ses glandes salivaires se sont atrophiees); une pour evacuer les excrements qui, sinon, s'accumulent autour de l'armure et la rongent. Le pire qui puisse arriver a ces soldates absolues est bien sur d'etre abandonnees par leurs servantes. Elles ressortent alors precipitamment du nid vole et partent a la recherche d'une nouvelle cite a conquerir. Si elles ne la trouvent pas avant la nuit, elles peuvent mourir de faim et de froid. La mort la plus ridicule pour ces magnifiques guerrieres!

Chli-pou-ni a entendu de nombreuses legendes sur les esclavagistes. On pretend qu'il y a deja eu des revoltes d'esclaves, et que les esclaves connaissant bien leurs maitresses n'avaient pas forcement le dessous. On raconte aussi que certaines esclavagistes font la collection d'?ufs fourmis, dans l'idee d'en avoir de toutes les tailles et de toutes les especes. Elle imagine une salle pleine de tous ces ?ufs de toutes grosseurs, de toutes couleurs. Et sous chaque enveloppe blanche… une culture myrmeceenne specifique, prete a s'eveiller pour le service de ces brutes primaires.

Elle s'arrache a sa penible songerie. Il faut d'abord penser a faire front. La horde esclavagiste a ete signalee venant de l'est. Les eclaireurs et les espions chlipoukaniens assurent qu'elles sont de quatre cents a cinq cent mille soldates. Elles ont traverse le fleuve en utilisant le souterrain du port de Satei. Et sont parait-il assez «agacees», car elles possedaient un nid ambulant de feuilles tissees dont elles ont du se defaire pour passer dans le tunnel. Elles n'ont donc plus de logis, et si elles ne prennent pas Chli-pou-kan, elles devront passer la nuit dehors! La jeune reine tente de reflechir le plus calmement possible: Si elles etaient si heureuses avec leur nid tisse portatif, pourquoi se sont-elles senties obligees de passer le fleuve? Mais elle connait la reponse.

Les esclavagistes detestent les villes d'une haine aussi viscerale qu'incomprehensible. Chacune represente pour elles une menace et un defi. Eternelle rivalite entre gens des plaines et gens des villes. Or les esclavagistes savent que de l'autre cote du fleuve existent des centaines de cites fourmis, toutes plus riches et raffinees les unes que les autres.

Chli-pou-kan n'est malheureusement pas prete a encaisser un tel assaut. Certes, depuis quelques jours, la ville regorge d'un bon million d'habitantes; certes, on a construit un mur de plantes carnivores sur la frontiere est… mais cela ne suffira jamais. Chli-pou-ni sait que sa cite est trop jeune, pas assez aguerrie. En outre, elle n'a toujours pas de nouvelles des ambassadrices qu'elle a envoyees a Bel-o-kan pour signifier l'appartenance a la Federation. Elle ne peut donc compter sur la solidarite des cites voisines. Meme Guayei-Tyolot est a plusieurs milliers de tete, il est impossible d'avertir les gens de ce nid d'ete… Qu'aurait fait Mere devant une telle situation? Chli-pou-ni decide de reunir quelques-unes de ses meilleures chasseresses (elles n'ont pas encore eu l'occasion de prouver qu'elles etaient guerrieres) pour une communication absolue. Il est urgent de mettre au point une strategie. Elles sont encore reunies dans la Cite interdite lorsque les vigiles postees dans l'arbuste surplombant Chli-pou-kan annoncent qu'on percoit les odeurs d'une armee qui accourt.

Tout le monde se prepare. Aucune strategie n'a pu etre etablie. On va improviser. Le branle-bas de combat est donne, les legions s'assemblent tant bien que mal (elles ignorent encore tout de la formation, cherement acquise face aux fourmis naines). En fait, la plupart des soldates preferent placer leurs espoirs dans le mur de plantes carnivores.

AU MALI: Au Mali, les Dogons considerent que lors du mariage originel entre le Ciel et la Terre, le sexe de la Terre etait une fourmiliere. Lorsque le monde issu de cet accouplement fut acheve, la vulve devint une bouche, d'ou sortirent la parole et ce qui en est le support materiel: la technique du tissage, que les fourmis transmirent aux hommes.

De nos jours encore, les rites de fecondite demeurent lies a la fourmi. Les femmes steriles vont s'asseoir sur une fourmiliere pour demander au dieu Amma de les rendre fecondes.

Mais les fourmis ne firent pas que cela pour les hommes, elles leur montrerent aussi comment construire leurs maisons. Et enfin elles leur designerent les sources. Car les Dogons comprirent qu'il leur fallait creuser sous les fourmilieres Pour trouver de l'eau.

Edmond Wells

Encyclopedie du savoir relatif et absolu.

Des sauterelles se mettent a bondir en tous sens. C'est un signe. Juste au-dela, les fourmis equipees des meilleurs yeux distinguent deja une colonne de poussiere. On a beau parler des esclavagistes, les voir charger est bien autre chose. Elles n'ont pas de cavalerie, elles sont la cavalerie. Tout leur corps est souple et solide, leurs pattes sont epaisses et musclees, leur tete fine et pointue est prolongee de cornes mobiles qui sont en fait leurs mandibules. Leur aerodynamisme est tel qu'aucun sifflement n'accompagne leur crane lorsqu'il fend les airs, emporte par la vitesse des pattes.

L'herbe se couche a leur passage, la terre vibre, le sable ondule. Leurs antennes pointees en avant lachent des pheromones tellement piquantes qu'on dirait des vociferations.

Doit-on s'enfermer et resister au siege ou sortir et se battre? Chli-pou-ni hesite, elle a peur, au point de ne pas risquer meme une suggestion. Alors naturellement, les soldates rousses font ce qu'il ne faut pas faire. Elles se divisent. Une moitie sort pour affronter l'adversaire a decouvert; l'autre moitie reste calfeutree dans la Cite comme force de reserve et de resistance en cas de siege. Chli-pou-ni essaye de se rememorer la bataille des Coquelicots, la seule qu'elle connaisse. Et c'est, lui semble-t-il, l'artillerie qui avait provoque le plus de degats dans les troupes adverses. Elle ordonne aussitot qu'on place en premieres lignes trois rangs d'artilleuses.

Les legions esclavagistes foncent a present sur le mur de plantes carnivores. Les fauves vegetaux se baissent a leur passage, attires par l'odeur de viande chaude. Mais ils sont beaucoup trop lents, et toutes les guerrieres ennemies passent avant que la moindre dionee ne soit parvenue ne serait-ce qu'a les pincer.

Mere s'etait trompee! Sur le point d'encaisser la charge, la premiere ligne chlipoukanienne decoche une salve approximative qui n'elimine guere qu'une vingtaine d'assaillantes. La deuxieme ligne n'a meme pas le temps de se mettre en place, les artilleuses sont toutes saisies a la gorge et decapitees sans avoir pu lacher une goutte d'acide.

C'est la grande specialite des esclavagistes de n'attaquer qu'a la tete. Et elles le font tres bien. Les cranes des jeunes Chlipoukaniennes volent. Les corps sans tete continuent parfois de se battre a l'aveuglette ou bien detalent en effrayant les survivantes. Au bout de douze minutes, il ne reste pas grand-chose des troupes rousses. La seconde moitie de l'armee bouche toutes les issues.

Chli-pou-kan n'ayant pas encore recu son dome, elle apparait en surface sous la forme d'une dizaine de

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