J’ai par exemple vu quelques-uns des vaisseaux spatiaux qu’ils ont concus eux-memes au lieu de copier les modeles soliens: ils sont ridicules d’aberration technologique! Ils en arrivent a passer par une cinquantaine de modes d’approche differents pour essayer desesperement de trouver le seul valable, comme nous y sommes nous-memes parvenus il y a deja tres longtemps. Des spheres, des ovales, des cubes… J’ai meme entendu dire que quelqu’un pensait pouvoir construire! un vaisseau tetraedrique!

— Peut-etre est-ce possible, fit Vahino d’un air songeur. La geometrie riemannienne sur laquelle est fondee la balistique interstellaire pourrait permettre…

— Mais non! La Terre a deja experimente cette methode et en est arrivee a la conclusion qu’elle ne pouvait pas marcher. Seul un cerveau derange — et, en s’isolant ainsi, les savants skontariens sont en train de devenir une race de cerveaux deranges — peut continuer a croire qu’elle est applicable. Nous autres Humains avons eu de la chance, c’est tout. Nous avions nous aussi un long passe historique derriere nous avant que notre culture s’eveille a une mentalite appropriee a une civilisation scientifique. Au debut, notre technologie en etait au point mort. Par la suite nous avons atteint les etoiles. D’autres races peuvent y parvenir elles aussi, mais elles devront d’abord adopter le type de civilisation adequat, la mentalite adequate; et, sans notre aide, Skontar, comme n’importe quelle autre planete, n’a aucune chance de faire evoluer cette mentalite pour les nombreux siecles a venir. Ce qui me fait penser, d’ailleurs…

Lombard fouilla dans sa poche:

— J’ai ici un journal edite par l’une des societes savantes de Skontar. Vous constaterez en passant qu’un certain courant d’informations continue a circuler entre nos planetes; il n’y a pas d’embargo officiel d’un cote ni de l’autre. Disons simplement que Sol a renonce a Skang dans la mesure ou celui-ci represente une mauvaise affaire. Quoi qu’il en soit… _ Il finit par trouver son journal. — … un de leurs philosophes, Dyrin, est en train d’effectuer un certain travail en matiere de semantique generale, travail qui a l’air de susciter pas mal d’enthousiasme chez eux. Vous lisez le skontarien, n’est-ce pas?

— Oui. J’etais au service des renseignements de l’armee pendant la guerre. Permettez?..

Vahino parcourut le journal jusqu’a ce qu’il trouve l’article et commenca a traduire tout haut:

— «Les precedents ouvrages de l’auteur montraient que le principe de non-elementalisme n’est nullement une proposition universelle en soi mais doit faire l’objet au contraire de certaines reserves d’ordre psycho- mathematique qui s’elevent des que l’on prend en compte le champ de broganar… «Broganar: c’est un mot que je ne comprends pas.»… lequel se combine avec des nucleons d’onde electroniques pour…»

— Mais que veut dire tout ce charabia? explosa Lombard.

— Je ne sais pas, dit Vahino d’un air desole. La mentalite skontarienne m’est aussi etrangere a moi qu’a vous.

— Ce n’est que du charabia! repeta Lombard. Assaisonne de ce fichu dogmatisme si cher aux Skontariens. — Il jeta le journal dans le petit brasero en bronze, ou le feu commenca instantanement son travail de destruction. — N’importe qui ayant un minimum de connaissances en semantique generale, ou ne serait-ce qu’un atome de bon sens, se rendrait compte que ce sont des inepties flagrantes.

Pour finir, il esquissa un petit sourire navre en secouant la tete:

— Une race de cerveaux deranges!…

* * *

— Je serais heureux que vous puissiez me consacrer quelques heures demain, dit Skorrogan.

Thordin XI, Valtam de l’Empire de Skontar agita doucement sa tete ornee seulement d’une criniere tres mince:

— Ma foi… je pense que c’est tout a fait possible. Encore que la semaine prochaine m’eut convenu davantage.

— Permettez-moi d’insister pour demain.

La nuance implorante dans cette requete n’avait pas echappe a Thordin:

— Soit. Mais que va-t-il donc se passer demain?

— J’aimerais vous emmener faire un petit tour sur Cundaloa.

— Cundaloa? Mais… pourquoi Cundaloa? Et pourquoi specialement demain?

— Je vous le dirai a ce moment-la.

Skorrogan inclina la tete, cette tete dont la criniere etait toujours aussi epaisse bien que completement blanche a present, et il coupa le telecran de son cote.

Thordin sourit d’un air quelque peu intrigue. Skorrogan etait un curieux personnage a pas mal de titres, mais… malgre tout la vieillesse rassemble: il y avait une nouvelle generation, et encore une autre derriere, qui se pressaient sur leurs talons.

Sans doute une trentaine d’annees d’existence en quasi-ostracisme avaient-elles change l’ancien Skorrogan optimiste et sur de lui. Mais du moins ne l’avaient-elles pas aigri. Quand la lente mais sure reussite de Skontar etait devenue si evidente que son propre echec pouvait etre oublie, le cercle de ses amis s’etait de nouveau resserre autour de lui. Il vivait encore seul la plus grande partie du temps, mais il n’etait desormais plus indesirable partout ou il allait. Thordin, en particulier, s’etait rendu compte que leur ancienne amitie pouvait revivre comme avant, et il leur arrivait souvent de se rendre visite, le Valtam a la Citadelle de Kraakahaym, Skorrogan au Palais. Thordin avait meme de nouveau offert au vieux noble un poste au sein du Haut Conseil, mais l’autre avait refuse, et dix autres annees — n’etait-ce pas meme vingt? — s’etaient ainsi ecoulees sans que Skorrogan fut investi d’autre mandat que ses fonctions hereditaires de duc. Jusqu’a ce jour ou, pour la premiere fois, quelque chose qui ressemblait a une faveur venait d’etre demandee par lui… Oui, Thordin irait demain. Au diable le travail pour une fois! Les monarques meritent bien des vacances eux aussi.

Thordin se leva de son fauteuil et s’approcha en boitant de la grande fenetre. Le nouveau traitement a base de glandes endocrines contre les rhumatismes faisait des merveilles, mais ses effets n’etaient pas encore complets. Il frissonna legerement en contemplant dans la vallee la neige chassee par le vent. L’hiver etait de retour.

Les geologues disaient que Skontar etait en train d’entrer dans une nouvelle ere glaciaire. Mais on n’en arriverait jamais a un stade avance: dans une dizaine d’annees les ingenieurs meteorologiques auraient perfectionne leurs techniques, et les glaciers seraient tous repousses vers le nord. Mais, en attendant, il faisait froid dehors; tout etait recouvert par la neige et un vent glacial mugissait entre les tours du Palais.

Ce devait etre l’ete en ce moment, dans l’hemisphere sud; les champs devaient etre verts, et dans le ciel bleu et chaud devait monter l’a fumee qui sortait des petites maisons individuelles. Qui avait dirige cette mission scientifique deja? Ah oui: le fils d’Aesgayr Haasting. Son travail dans le domaine de l’agronomie et de la genetique avait permis a une population de petits proprietaires independants de produire de la nourriture en quantite suffisante pour la nouvelle civilisation scientifique. La notion de citoyen libre, colonne vertebrale de Skontar tout au long de son histoire, ne s’etait pas eteinte.

D’autres choses avaient change, bien sur. Thordin ne put s’empecher de sourire en revoyant a quel point le Valtamat avait change au cours des cinquante dernieres annees. C’etait l’?uvre de Dyrin en matiere de semantique generale qui, en servant de base a toutes les sciences, avait conduit aux nouvelles techniques psychosymbologiques de gouvernement. Skontar n’avait plus d’empire que le nom aujourd’hui. Elle avait mis en application avec succes le paradoxe d’un etat libertaire dote d’un gouvernement non electif et efficace. Il n’y avait lieu que de s’en feliciter naturellement, car c’etait la ce vers quoi Skontar evoluait lentement et douloureusement depuis le debut de, son histoire. Et puis la nouvelle science etait venue accelerer le processus et permettre de ramener des siecles d’evolution a deux courtes generations. Mais pendant que la physique et la biologie se transformaient de facon stupefiante, il etait etonnant de constater que les arts, la musique, la litterature, tout cela n’avait pratiquement pas change, que l’artisanat se maintenait, que l’on parlait toujours l’ancien haut- naarhaym.

Tel avait ete le cours des choses. Thordin retourna a son bureau. Il y avait encore pas mal de questions a examiner; comme par exemple celle de la colonie sur la Planete d’Aesric. Mais qui penserait pouvoir gerer plusieurs centaines de colonies interstellaires prosperes sans rencontrer quelques difficultes? L’empire etait en securite. Et il se developpait.

Comme ils etaient loin aujourd’hui de ce fameux jour de desespoir, il y a cinquante ans, et de la famine, de la peste et de la desolation qui avaient suivi! Oui, tres loin! Thordin n’etait meme pas sur de mesurer exactement tout le chemin parcouru.

Il prit le microlecteur et parcourut les pages du document etale sur son bureau. Il ne maitrisait pas les

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