Ravaude de vieux bas, fait des nattes de paille,
Tricote, file, coud, passe les nuits, travaille
Pour nourrir ses enfants; elle est honnete enfin.
Un jour, on va chez elle, elle est morte de faim.
Oui, les buissons etaient remplis de rouges-gorges,
Les lourds marteaux sonnaient dans la lueur des forges,
Les masques abondaient dans les bals, et partout
Les baisers soulevaient la dentelle du loup;
Tout vivait; les marchands comptaient de grosses sommes;
On entendait rouler les chars, rire les hommes;
Les wagons ebranlaient les plaines; le steamer
Secouait son panache au-dessus de la mer;
Et, dans cette rumeur de joie et de lumiere,
Cette femme etant seule au fond de sa chaumiere,
La faim, goule effaree aux hurlements plaintifs,
Maigre et feroce, etait entree a pas furtifs,
Sans bruit, et l’avait prise a la gorge, et tuee.
La faim, c’est le regard de la prostituee,
C’est le baton ferre du bandit, c’est la main
Du pale enfant volant un pain sur le chemin,
C’est la fievre du pauvre oublie, c’est le rale
Du grabat naufrage dans l’ombre sepulcrale.
O Dieu! la seve abonde, et, dans ses flancs troubles,
La terre est pleine d’herbe et de fruits et de bles,
Des que l’arbre a fini, le sillon recommence;
Et, pendant que tout vit, o Dieu, dans ta clemence,
Que la mouche connait la feuille du sureau,
Pendant que l’etang donne a boire au passereau,
Pendant que le tombeau nourrit les vautours chauves,
Pendant que la nature, en ses profondeurs fauves,
Fait manger le chacal, l’once et le basilic,
L’homme expire! – Oh! la faim, c’est le crime public;
C’est l’immense assassin qui sort de nos tenebres.
Dieu! pourquoi l’orphelin, dans ses langes funebres,
Dit-il: «J’ai faim!» L’enfant, n’est-ce pas un oiseau?
Pourquoi le nid a-t-il ce qui manque au berceau?
Avril 1840.
XVIII. Interieur
La querelle irritee, amere, a l’?il ardent,
Vipere dont la haine empoisonne la dent,
Siffle et trouble le toit d’une pauvre demeure.
Les mots heurtent les mots. L’enfant s’effraie et pleure.
La femme et le mari laissent l’enfant crier.
– D’ou viens-tu? – Qu’as-tu fait? – Oh! mauvais ouvrier!
Il vit dans la debauche et mourra sur la paille.
– Femme vaine et sans c?ur qui jamais ne travaille!
– Tu sors du cabaret? – Quelque amant est venu?
– L’enfant pleure, l’enfant a faim, l’enfant est nu.
Pas de pain. – Elle a peur de salir ses mains blanches!
– Ou cours-tu tous les jours? – Et toi, tous les dimanches?
– Va boire! – Va danser! – Il n’a ni feu ni lieu!
– Ta fille seulement ne sait pas prier Dieu!
– Et ta mere, bandit, c’est toi qui l’as tuee!
– Paix! – Silence, assassin! – Tais-toi, prostituee!
Un beau soleil couchant, empourprant le taudis,
Embrasait la fenetre et le plafond, tandis
Que ce couple hideux, que rend deux fois infame
La misere du c?ur et la laideur de l’ame,
Etalait son ulcere et ses difformites
Sans honte, et sans pudeur montrait ses nudites.
Et leur vitre, ou pendait un vieux haillon de toile,
Etait, grace au soleil, une eclatante etoile
Qui, dans ce meme instant, vive et pure lueur,
Eblouissait au loin quelque passant reveur!
Septembre 1841.
XIX. Baraques de la foire
Lion! j’etais pensif, o bete prisonniere,
Devant la majeste de ta grave criniere;
Du plafond de ta cage elle faisait un dais.
Nous songions tous les deux, et tu me regardais.
Ton regard etait beau, lion. Nous autres hommes,
Le peu que nous faisons et le rien que nous sommes,
Emplit notre pensee, et dans nos regards vains
Brillent nos plans chetifs que nous croyons divins,
Nos v?ux, nos passions que notre orgueil encense,
Et notre petitesse, ivre de sa puissance;
Et, bouffis d’ignorance ou gonfles de venin,
Notre prunelle eclate et dit: Je suis ce nain!
Nous avons dans nos yeux notre moi miserable.
Mais la bete qui vit sous le chene et l’erable,
Qui pait le thym, ou fuit dans les halliers profonds,
Qui dans les champs, ou nous, hommes, nous etouffons,
Respire, solitaire, avec l’astre et la rose,
L’etre sauvage, obscur et tranquille qui cause
Avec la roche enorme et les petites fleurs,
Qui, parmi les vallons et les sources en pleurs,
Plonge son mufle roux aux herbes non foulees,
La brute qui rugit sous les nuits constellees,
Qui reve et dont les pas fauves et familiers
De l’antre formidable ebranlent les piliers,
Et qui se sent a peine en ces profondeurs sombres,