De cette coupe amere ou vous n’avez pas bu,
Helas! nous viderons le reste.
Pendant que nous pleurons, de sanglots abreuves,
Vous, heureux, enivres de vous-memes, vivez
Dans l’eblouissement celeste!
Vivez! aimez! ayez les bonheurs infinis.
Oh! les anges pensifs, benissant et benis,
Savent seuls, sous les sacres voiles,
Ce qu’il entre d’extase, et d’ombre, et de ciel bleu,
Dans l’eternel baiser de deux ames que Dieu
Tout a coup change en deux etoiles!
Jersey, 4 septembre 1852.
LIVRE CINQUIEME. EN MARCHE
I. A Aug. V.
Et toi, son frere, sois le frere de mes fils.
C?ur fier, qui du destin releves les defis,
Suis a cote de moi la voie inexorable.
Que ta mere au front gris soit ma s?ur venerable!
Ton frere dort couche dans le sepulcre noir;
Nous, dans la nuit du sort, dans l’ombre du devoir,
Marchons a la clarte qui sort de cette pierre.
Qu’il dorme, voyant l’aube a travers sa paupiere!
Un jour, quand on lira nos temps mysterieux,
Les songeurs attendris promeneront leurs yeux
De toi, le devouement, a lui, le sacrifice.
Nous habitons du sphinx le lugubre edifice;
Nous sommes, c?urs lies au morne piedestal,
Tous la fatale enigme et tous le mot fatal.
Ah! famille! ah! douleur! o s?ur! o mere! o veuve!
O sombres lieux, qu’emplit le murmure du fleuve!
Chaste tombe jumelle au pied du coteau vert!
Poete, quand mon sort s’est brusquement ouvert,
Tu n’as pas recule devant les noires portes,
Et, sans palir, avec le flambeau que tu portes,
Tes chants, ton avenir que l’absence interrompt,
Et le fremissement lumineux de ton front,
Trouvant la chute belle et le malheur propice,
Calme, tu t’es jete dans le grand precipice!
Helas! c’est par les deuils que nous nous enchainons.
O freres, que vos noms soient meles a nos noms!
Dieu vous fait des rayons de toutes nos tenebres.
Car vous etes entres sous nos voutes funebres;
Car vous avez ete tous deux vaillants et doux;
Car vous avez tous deux, vous rapprochant de nous
A l’heure ou vers nos fronts roulait le gouffre d’ombre,
Accepte notre sort dans ce qu’il a de sombre,
Et suivi, dedaignant l’abime et le peril,
Lui, la fille au tombeau, toi, le pere a l’exil!
Jersey, Marine-Terrace, 4 septembre 1852.
II. Au fils d’un poete
Enfant, laisse aux mers inquietes
Le naufrage, tribun ou roi;
Laisse s’en aller les poetes!
La poesie est pres de toi.
Elle t’echauffe, elle t’inspire,
O cher enfant, doux alcyon,
Car ta mere en est le sourire,
Et ton pere en est le rayon.
Les yeux en pleurs, tu me demandes
Ou je vais, et pourquoi je pars.
Je n’en sais rien; les mers sont grandes;
L’exil s’ouvre de toutes parts.
Ce que Dieu nous donne, il nous l’ote.
Adieu, patrie! adieu, Sion!
Le proscrit n’est pas meme un hote,
Enfant, c’est une vision.
Il entre, il s’assied, puis se leve,
Reprend son baton et s’en va.
Sa vie erre de greve en greve
Sous le souffle de Jehovah.
Il fuit sur les vagues profondes,
Sans repos, toujours en avant.
Qu’importe ce qu’en font les ondes!
Qu’importe ce qu’en fait le vent!
Garde, enfant, dans ta jeune tete
Ce souvenir mysterieux,
Tu l’as vu dans une tempete
Passer comme l’eclair des cieux.
Son ame aux chocs habituee
Traversait l’orage et le bruit.
D’ou sortait-il? De la nuee.
Ou s’enfoncait-il? Dans la nuit.
Bruxelles, juillet 1852.
III. Ecrit en 1846