Face de l’invisible, aspect de l’inconnu;
Cree, par qui? forge, par qui? jailli de l’ombre;
Montant et descendant dans notre tete sombre,
Trouvant toujours le sens comme l’eau le niveau;
Formule des lueurs flottantes du cerveau.
Oui, vous tous, comprenez que les mots sont des choses.
Ils roulent pele-mele au gouffre obscur des proses,
Ou font gronder le vers, orageuse foret.
Du sphinx Esprit Humain le mot sait le secret.
Le mot veut, ne veut pas, accourt, fee ou bacchante,
S’offre, se donne ou fuit; devant Neron qui chante
Ou Charles-Neuf qui rime, il recule hagard;
Tel mot est un sourire, et tel autre un regard;
De quelque mot profond tout homme est le disciple;
Toute force ici-bas a le mot pour multiple;
Moule sur le cerveau, vif ou lent, grave ou bref,
Le creux du crane humain lui donne son relief;
La vieille empreinte y reste aupres de la nouvelle;
Ce qu’un mot ne sait pas, un autre le revele;
Les mots heurtent le front comme l’eau le recif;
Ils fourmillent, ouvrant dans notre esprit pensif
Des griffes ou des mains, et quelques-uns des ailes;
Comme en un atre noir errent des etincelles,
Reveurs, tristes, joyeux, amers, sinistres, doux,
Sombre peuple, les mots vont et viennent en nous;
Les mots sont les passants mysterieux de l’ame.
Chacun d’eux porte une ombre ou secoue une flamme;
Chacun d’eux du cerveau garde une region;
Pourquoi? c’est que le mot s’appelle Legion,
C’est que chacun, selon l’eclair qui le traverse,
Dans le labeur commun fait une ?uvre diverse;
C’est que de ce troupeau de signes et de sons
Qu’ecrivant ou parlant, devant nous nous chassons,
Naissent les cris, les chants, les soupirs, les harangues;
C’est que, present partout, nain cache sous les langues,
Le mot tient sous ses pieds le globe et l’asservit;
Et, de meme que l’homme est l’animal ou vit
L’ame, clarte d’en haut par le corps possedee,
C’est que Dieu fait du mot la bete de l’idee.
Le mot fait vibrer tout au fond de nos esprits.
Il remue, en disant: Beatrix, Lycoris,
Dante au Campo-Santo, Virgile au Pausilippe.
De l’ocean pensee il est noir polype.
Quand un livre jaillit d’Eschyle ou de Manou,
Quand saint Jean a Patmos ecrit sur son genou,
On voit, parmi leurs vers pleins d’hydres et de stryges
Des mots monstres ramper dans ces ?uvres prodiges.
O main de l’impalpable! o pouvoir surprenant!
Mets un mot sur un homme, et l’homme frissonnant
Seche et meurt, penetre par la force profonde;
Attache un mot vengeur au flanc de tout un monde,
Et le monde, entrainant pavois, glaive, echafaud,
Ses lois, ses m?urs, ses dieux, s’ecroule sous le mot.
Cette toute-puissance immense sort des bouches.
La terre est sous les mots comme un champ sous les mouches
Le mot devore, et rien ne resiste a sa dent.
A son haleine, l’ame et la lumiere aidant,
L’obscure enormite lentement s’exfolie.
Il met sa force sombre en ceux que rien ne plie;
Caton a dans les reins cette syllabe: NON.
Tous les grands obstines, Brutus, Colomb, Zenon,
Ont ce mot flamboyant qui luit sous leur paupiere:
ESPERANCE! – Il entr’ouvre une bouche de pierre
Dans l’enclos formidable ou les morts ont leur lit,
Et voila que don Juan petrifie palit!
Il fait le marbre spectre, il fait l’homme statue.
Il frappe, il blesse, il marque, il ressuscite, il tue;
Nemrod dit: «Guerre!» alors, du Gange a l’Illissus,
Le fer luit, le sang coule. «Aimez-vous!» dit Jesus.
Et ce mot a jamais brille et se reverbere
Dans le vaste univers, sur tous, sur toi, Tibere,
Dans les cieux, sur les fleurs, sur l’homme rajeuni,
Comme le flamboiement d’amour de l’infini!
Quand, aux jours ou la terre entr’ouvrait sa corolle,
Le premier homme dit la premiere parole,
Le mot ne de sa levre, et que tout entendit,
Rencontra dans les cieux la lumiere, et lui dit:
«Ma s?ur!
«Envole-toi! plane! sois eternelle!
«Allume l’astre! emplis a jamais la prunelle!
«Echauffe ethers, azurs, spheres, globes ardents;
«Claire le dehors, j’eclaire le dedans.
«Tu vas etre une vie, et je vais etre l’autre.
«Sois la langue de feu, ma s?ur, je suis l’apotre.
«Surgis, effare l’ombre, eblouis l’horizon,
«Sois l’aube; je te vaux, car je suis la raison;
«A toi les yeux, a moi les fronts. O ma s?ur blonde,
«Sous le reseau Clarte tu vas saisir le monde;
«Avec tes rayons d’or, tu vas lier entre eux
«Les terres, les soleils, les fleurs, les flots vitreux,
«Les champs, les cieux; et moi, je vais lier les bouches;
«Et sur l’homme, emporte par mille essors farouches,
«Tisser, avec des fils d’harmonie et de jour,
«Pour prendre tous les c?urs, l’immense toile Amour.
«J’existais avant l’ame, Adam n’est pas mon pere.
«J’etais meme avant toi; tu n’aurais pu, lumiere,
«Sortir sans moi du gouffre ou tout rampe enchaine;
«Mon nom est FIAT LUX, et je suis ton aine!»
Oui, tout-puissant! tel est le mot. Fou qui s’en joue!