Malheurs de l’un par l’autre avec joie adoptes,
Devouement, sacrifice, austeres voluptes,
Car vous etes l’amour, la lueur eternelle!
L’astre sacre que voit l’ame, sainte prunelle,
Le phare de toute heure, et, sur l’horizon noir,
L’etoile du matin et l’etoile du soir!
Ce monde inferieur, ou tout rampe et s’altere,
A ce qui disparait et s’efface, Cythere,
Le jardin qui se change en rocher aux flancs nus;
La terre a Cerigo; mais le ciel a Venus.
Juin 1855.
XXI. A Paul M.
Auteur du drame
Tu graves au fronton severe de ton ?uvre
Un nom proscrit que mord en sifflant la couleuvre;
Au malheur, dont le flanc saigne et dont l’?il sourit, noire
A la proscription, et non pas au proscrit,
– Car le proscrit n’est rien que de l’ombre, moins
Que l’autre ombre qu’on nomme eclat, bonheur, victoire; -
A l’exil pale et nu, cloue sur des debris,
Tu donnes ton grand drame ou vit le grand Paris,
Cette cite de feu, de nuit, d’airain, de verre,
Et tu fais saluer par Rome le Calvaire.
Sois loue, doux penseur, toi qui prends dans ta main
Le passe, l’avenir, tout le progres humain,
La lumiere, l’histoire, et la ville, et la France,
Tous les dictames saints qui calment la souffrance,
Raison, justice, espoir, vertu, foi, verite,
Le parfum poesie et le vin liberte,
Et qui sur le vaincu, c?ur meurtri, noir fantome,
Te penches, et repands l’ideal comme un baume!
Paul, il me semble, grace a ce fier souvenir
Dont tu viens nous bercer, nous sacrer, nous benir,
Que dans ma plaie, ou dort la douleur, o poete!
Je sens de la charpie avec un drapeau faite.
Marine-Terrace, aout 1855.
XXII .
Je payai le pecheur qui passa son chemin,
Et je pris cette bete horrible dans ma main;
C’etait un etre obscur comme l’onde en apporte,
Qui, plus grand, serait hydre, et, plus petit, cloporte;
Sans forme comme l’ombre, et, comme Dieu, sans nom.
Il ouvrait une bouche affreuse, un noir moignon
Sortait de son ecaille; il tachait de me mordre;
Dieu, dans l’immensite formidable de l’ordre,
Donne une place sombre a ces spectres hideux;
Il tachait de me mordre, et nous luttions tous deux;
Ses dents cherchaient mes doigts qu’effrayait leur approche;
L’homme qui me l’avait vendu tourna la roche;
Comme il disparaissait, le crabe me mordit;
Je lui dis: «Vis! et sois beni, pauvre maudit!»
Et je le rejetai dans la vague profonde,
Afin qu’il allat dire a l’ocean qui gronde,
Et qui sert au soleil de vase baptismal,
Que l’homme rend le bien au monstre pour le mal.
Jersey, greve d’Azette, juillet 1855.
XXIII. Pasteurs et troupeaux
A Madame Louise C.
Le vallon ou je vais tous les jours est charmant,
Serein, abandonne, seul sous le firmament,
Plein de ronces en fleurs; c’est un sourire triste.
Il vous fait oublier que quelque chose existe,
Et, sans le bruit des champs remplis de travailleurs,
On ne saurait plus la si quelqu’un vit ailleurs.
La, l’ombre fait l’amour; l’idylle naturelle
Rit; le bouvreuil avec le verdier s’y querelle,
Et la fauvette y met de travers son bonnet;
C’est tantot l’aubepine et tantot le genet;
De noirs granits bourrus, puis des mousses riantes;
Car Dieu fait un poeme avec des variantes;
Comme le vieil Homere, il rabache parfois,
Mais c’est avec les fleurs, les monts, l’onde et les bois!
Une petite mare est la, ridant sa face,
Prenant des airs de flot pour la fourmi qui passe,
Ironie etalee au milieu du gazon,
Qu’ignore l’ocean grondant a l’horizon.
J’y rencontre parfois sur la roche hideuse
Un doux etre; quinze ans, yeux bleus, pieds nus, gardeuse
De chevres, habitant, au fond d’un ravin noir,
Un vieux chaume croulant qui s’etoile le soir;
Ses s?urs sont au logis et filent leur quenouille;
Elle essuie aux roseaux ses pieds que l’etang mouille;
Chevres, brebis, beliers, paissent; quand, sombre esprit,
J’apparais, le pauvre ange a peur, et me sourit;
Et moi, je la salue, elle etant l’innocence.
Ses agneaux, dans le pre plein de fleurs qui l’encense,
Bondissent, et chacun, au soleil s’empourprant,