Laisse aux buissons, a qui la bise le reprend,
Un peu de sa toison, comme un flocon d’ecume.
Je passe; enfant, troupeau, s’effacent dans la brume;
Le crepuscule etend sur les longs sillons gris
Ses ailes de fantome et de chauve-souris;
J’entends encore au loin dans la plaine ouvriere
Chanter derriere moi la douce chevriere,
Et, la-bas, devant moi, le vieux gardien pensif
De l’ecume, du flot, de l’algue, du recif,
Et des vagues sans treve et sans fin remuees,
Le patre promontoire au chapeau de nuees,
S’accoude et reve au bruit de tous les infinis,
Et, dans l’ascension des nuages benis,
Regarde se lever la lune triomphale,
Pendant que l’ombre tremble, et que l’apre rafale
Disperse a tous les vents avec son souffle amer
La laine des moutons sinistres de la mer.
Jersey, Grouville, avril 1855.
XXIV .
J’ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline.
Dans l’apre escarpement qui sur le flot s’incline,
Que l’aigle connait seul et seul peut approcher,
Paisible, elle croissait aux fentes du rocher.
L’ombre baignait les flancs du morne promontoire;
Je voyais, comme on dresse au lieu d’une victoire
Un grand arc de triomphe eclatant et vermeil,
A l’endroit ou s’etait englouti le soleil,
La sombre nuit batir un porche de nuees.
Des voiles s’enfuyaient, au loin diminuees;
Quelques toits, s’eclairant au fond d’un entonnoir,
Semblaient craindre de luire et de se laisser voir.
J’ai cueilli cette fleur pour toi, ma bien-aimee.
Elle est pale et n’a pas de corolle embaumee.
Sa racine n’a pris sur la crete des monts
Que l’amere senteur des glauques goemons;
Moi, j’ai dit: «Pauvre fleur, du haut de cette cime,
Tu devais t’en aller dans cet immense abime
Ou l’algue et le nuage et les voiles s’en vont.
Va mourir sur un c?ur, abime plus profond.
Fane-toi sur ce sein en qui palpite un monde.
Le ciel, qui te crea pour t’effeuiller dans l’onde,
Te fit pour l’ocean, je te donne a l’amour.»
Le vent melait les flots; il ne restait du jour
Qu’une vague lueur, lentement effacee.
Oh! comme j’etais triste au fond de ma pensee
Tandis que je songeais, et que le gouffre noir
M’entrait dans l’ame avec tous les frissons du soir!
Ile de Serk, aout 1855.
XXV .
O strophe du poete, autrefois, dans les fleurs,
Jetant mille baisers a leurs mille couleurs,
Tu jouais, et d’avril tu pillais la corbeille;
Papillon pour la rose et pour la ruche abeille,
Tu semais de l’amour et tu faisais du miel;
Ton ame bleue etait presque melee au ciel;
Ta robe etait d’azur et ton ?il de lumiere;
Tu criais aux chansons, tes s?urs: «Venez! chaumiere,
Hameau, ruisseau, foret, tout chante. L’aube a lui!»
Et, douce, tu courais et tu riais. Mais lui,
Le severe habitant de la bleme caverne
Qu’en haut le jour blanchit, qu’en bas rougit l’Averne,
Le poete qu’ont fait avant l’heure vieillard
La douleur dans la vie et le drame dans l’art,
Lui, le chercheur du gouffre obscur, le chasseur d’ombres,
Il a leve la tete un jour hors des decombres,
Et t’a saisie au vol dans l’herbe et dans les bles,
Et, malgre tes effrois et tes cris redoubles,
Toute en pleurs, il t’a prise a l’idylle joyeuse;
Il t’a ravie aux champs, a la source, a l’yeuse,
Aux amours dans les bois pres des nids palpitants;
Et maintenant, captive et reine en meme temps,
Prisonniere au plus noir de son ame profonde,
Parmi les visions qui flottent comme l’onde,
Sous son crane a la fois celeste et souterrain,
Assise, et t’accoudant sur un trone d’airain,
Voyant dans ta memoire, ainsi qu’une ombre vaine,
Fuir l’eblouissement du jour et de la plaine,
Par le maitre gardee, et calme, et sans espoir,
Tandis que, pres de toi, les drames, groupe noir,
Des sombres passions feuillettent le registre,
Tu reves dans sa nuit, Proserpine sinistre.
Jersey, novembre 1854.
XXVI. Les malheureux
A mes enfants
Puisque deja l’epreuve aux luttes vous convie,
O mes enfants! parlons un peu de cette vie.
Je me souviens qu’un jour, marchant dans un bois noir