A l’air de se dissoudre en fanfare et de vivre,
Et l’orgue, devant qui l’ombre ecoute et se tait,
Tout un orchestre enorme et monstrueux chantait;
Et ce triomphe etait rempli d’hommes superbes
Qui riaient et portaient toute la terre en gerbes,
Et dont les fronts dores, brillants, audacieux,
Fiers, semblaient s’achever en astres dans les cieux.
Et, pendant qu’autour d’eux des voix criaient: – Victoire
A jamais! a jamais force, puissance et gloire!
Et fete dans la ville! et joie a la maison! -
Je voyais, au-dessus du livide horizon,
Trembler le glaive immense et sombre de l’archange.
Ils s’epanouissaient dans une aurore etrange,
Ils vivaient dans l’orgueil comme dans leur cite,
Et semblaient ne sentir que leur felicite.
Et Dieu les a tous pris alors l’un apres l’autre,
Le puissant, le repu, l’assouvi qui se vautre,
Le czar dans son Kremlin, l’iman au bord du Nil,
Comme on prend les petits d’un chien dans un chenil,
Et, comme il fait le jour sous les vagues marines,
M’ouvrant avec ses mains ces profondes poitrines,
Et, fouillant de son doigt de rayons penetre
Leurs entrailles, leur foie et leurs reins, m’a montre
Des hydres qui rongeaient le dedans de ces ames.
Et j’ai vu tressaillir ces hommes et ces femmes;
Leur visage riant comme un masque est tombe,
Et leur pensee, un monstre effroyable et courbe,
Une naine hagarde, inquiete, bourrue,
Assise sous leur crane affreux, m’est apparue.
Alors, tremblant, sentant chanceler mes genoux,
Je leur ai demande: «Mais qui donc etes-vous?»
Et ces etres n’ayant presque plus face d’homme
M’ont dit: «Nous sommes ceux qui font le mal; et, comme
«C’est nous qui le faisons, c’est nous qui le souffrons!»
Oh! le nuage vain des pleurs et des affronts
S’envole, et la douleur passe en criant: Espere!
Vous me l’avez fait voir et toucher, o vous, Pere,
Juge, vous le grand juste et vous le grand clement!
Le rire du succes et du triomphe ment;
Un invisible doigt caressant se promene
Sous chacun des chainons de la misere humaine;
L’adversite soutient ceux qu’elle fait lutter;
L’indigence est un bien pour qui sait la gouter;
L’harmonie eternelle autour du pauvre vibre
Et le berce; l’esclave, etant une ame, est libre,
Et le mendiant dit: Je suis riche, ayant Dieu.
L’innocence aux tourments jette ce cri: C’est peu.
La difformite rit dans Esope, et la fievre
Dans Scarron; l’agonie ouvre aux hymnes sa levre;
Quand je dis: «La douleur est-elle un mal?» Zenon
Se dresse devant moi, paisible, et me dit: «Non.»
Oh! le martyre est joie et transport, le supplice
Est volupte, les feux du bucher sont delice,
La souffrance est plaisir, la torture est bonheur;
Il n’est qu’un malheureux: c’est le mechant, Seigneur.
Aux premiers jours du monde, alors que la nuee,
Surprise, contemplait chaque chose creee,
Alors que sur le globe, ou le mal avait cru,
Flottait une lueur de l’Eden disparu,
Quand tout encor semblait etre rempli d’aurore,
Quand sur l’arbre du temps les ans venaient d’eclore,
Sur la terre, ou la chair avec l’esprit se fond,
Il se faisait le soir un silence profond,
Et le desert, les bois, l’onde aux vastes rivages,
Et les herbes des champs, et les betes sauvages,
Emus, et les rochers, ces tenebreux cachots,
Voyaient, d’un antre obscur couvert d’arbres si hauts
Que nos chenes aupres sembleraient des arbustes,
Sortir deux grands vieillards, nus, sinistres, augustes.
C’etaient Eve aux cheveux blanchis, et son mari,
Le pale Adam, pensif, par le travail meurtri,
Ayant la vision de Dieu sous sa paupiere.
Ils venaient tous les deux s’asseoir sur une pierre,
En presence des monts fauves et soucieux,
Et de l’eternite formidable des cieux.
Leur ?il triste rendait la nature farouche;
Et la, sans qu’il sortit un souffle de leur bouche,
Les mains sur leurs genoux et se tournant le dos,
Accables comme ceux qui portent des fardeaux,
Sans autre mouvement de vie exterieure
Que de baisser plus bas la tete d’heure en heure,
Dans une stupeur morne et fatale absorbes,
Froids, livides, hagards, ils regardaient, courbes
Sous l’etre illimite sans figure et sans nombre,
L’un, decroitre le jour, et l’autre, grandir l’ombre,
Et, tandis que montaient les constellations,
Et que la premiere onde aux premiers alcyons
Donnait sous l’infini le long baiser nocturne,
Et qu’ainsi que des fleurs tombant a flots d’une urne,
Les astres fourmillants emplissaient le ciel noir,
Ils songeaient, et, reveurs, sans entendre, sans voir,
Sourds aux rumeurs des mers d’ou l’ouragan s’elance,
Toute la nuit, dans l’ombre, ils pleuraient en silence;