Ils pleuraient tous les deux, aieux du genre humain,
Le pere sur Abel, la mere sur Cain.
Marine-Terrace, septembre 1855.
LIVRE SIXIEME. AU BORD DE L’INFINI
I. Le pont
J’avais devant les yeux les tenebres. L’abime
Qui n’a pas de rivage et qui n’a pas de cime,
Etait la, morne, immense; et rien n’y remuait.
Je me sentais perdu dans l’infini muet.
Au fond, a travers l’ombre, impenetrable voile,
On apercevait Dieu comme une sombre etoile.
Je m’ecriai: – Mon ame, o mon ame! il faudrait,
Pour traverser ce gouffre ou nul bord n’apparait,
Et pour qu’en cette nuit jusqu’a ton Dieu tu marches,
Batir un pont geant sur des millions d’arches.
Qui le pourra jamais? Personne! o deuil! effroi!
Pleure! – Un fantome blanc se dressa devant moi
Pendant que je jetais sur l’ombre un ?il d’alarme,
Et ce fantome avait la forme d’une larme;
C’etait un front de vierge avec des mains d’enfant;
Il ressemblait au lys que la blancheur defend;
Ses mains en se joignant faisaient de la lumiere.
Il me montra l’abime ou va toute poussiere,
Si profond, que jamais un echo n’y repond;
Et me dit: – Si tu veux je batirai le pont.
Vers ce pale inconnu je levai ma paupiere.
– Quel est ton nom? lui dis-je. Il me dit: – La priere.
Jersey, decembre 1852.
II. Ibo
Dites, pourquoi, dans l’insondable
Au mur d’airain,
Dans l’obscurite formidable
Du ciel serein,
Pourquoi, dans ce grand sanctuaire
Sourd et beni,
Pourquoi, sous l’immense suaire
De l’infini,
Enfouir vos lois eternelles
Et vos clartes?
Vous savez bien que j’ai des ailes,
O verites!
Pourquoi vous cachez-vous dans l’ombre
Qui nous confond?
Pourquoi fuyez-vous l’homme sombre
Au vol profond?
Que le mal detruise ou batisse,
Rampe ou soit roi,
Tu sais bien que j’irai, Justice,
J’irai vers toi!
Beaute sainte, Ideal qui germes
Chez les souffrants,
Toi par qui les esprits sont fermes
Et les c?urs grands,
Vous le savez, vous que j’adore,
Amour, Raison,
Qui vous levez comme l’aurore
Sur l’horizon,
Foi, ceinte d’un cercle d’etoiles,
Droit, bien de tous,
J’irai, Liberte qui te voiles,
J’irai vers vous!
Vous avez beau, sans fin, sans borne,
Lueurs de Dieu,
Habiter la profondeur morne
Du gouffre bleu,
Ame a l’abime habituee
Des le berceau,
Je n’ai pas peur de la nuee;
Je suis oiseau.
Je suis oiseau comme cet etre
Qu’Amos revait,
Que saint Marc voyait apparaitre
A son chevet,
Qui melait sur sa tete fiere,
Dans les rayons,
L’aile de l’aigle a la criniere
Des grands lions.
J’ai des ailes. J’aspire au faite;
Mon vol est sur;
J’ai des ailes pour la tempete
Et pour l’azur.
Je gravis les marches sans nombre.
Je veux savoir;
Quand la science serait sombre
Comme le soir!
Vous savez bien que l’ame affronte
Ce noir degre,