« Millie... ? dit-il a voix basse.
— Quoi ?
— Excuse-moi de te deranger. Je voudrais seulement savoir...
— Oui?
— Quand est-ce qu’on s’est rencontres. Et ou ?
— Quand est-ce qu’on s’est rencontres pour quoi faire ?
— Je veux dire... pour la premiere fois. » Il savait qu’elle devait froncer les sourcils dans le noir.
Il precisa sa pensee. « La premiere fois qu’on s’est rencontres, c’etait ou, et quand ?
— Eh bien, c’etait a... » Elle s’interrompit.
« Je ne sais pas », dit-elle.
Il etait frigorifie. « Tu ne t’en souviens pas ?
— Ca fait tellement longtemps.
— Dix ans seulement, c’est tout, dix ans !
— Ne t’enerve pas, j’essaie de reflechir. » Elle laissa echapper un petit rire bizarre, de plus en plus aigu. « Ca c’est drole, de ne se rappeler ni ou ni quand on a rencontre son mari ou sa femme. » Il etait la a se masser lentement les paupieres, le front, la nuque. Les poings sur les yeux, il accentua regulierement sa pression comme pour forcer ses souvenirs a se remettre en place. Il lui importait soudain plus que toute autre chose au monde de savoir ou il avait rencontre Mildred.
« Bah, ce n’est pas grave. » Elle etait dans la salle de bains a present. Il entendit l’eau couler et le bruit de deglutition qui s’ensuivit.
« Non, je ne pense pas », conceda-t-il.
Il essaya de compter combien de fois elle avalait et repensa a la visite des deux hommes au visage oxyde de zinc, leur cigarette plantee entre leurs levres rectilignes, au serpent a l’?il electronique s’enfoncant, strate par strate, dans la nuit, la pierre et l’eau stagnante, et il eut envie de lui lancer : « Combien en as-tu pris ce soir ? De ces comprimes ? Combien vas-tu en reprendre plus tard sans t’en rendre compte ? Et ainsi de suite, toutes les heures ! Et sinon ce soir, demain soir ? Alors que moi je ne dormirai pas, ni cette nuit, ni la nuit prochaine, ni bon nombre de nuits a venir, maintenant que cette histoire a commence. » Et il la revit gisant sur le lit, les deux techniciens debout au-dessus d’elle, non pas inclines avec sollicitude, mais simplement debout, tout droits, les bras croises. Et il se souvint d’avoir pense que si elle mourait, il ne verserait pas une larme, sur et certain. Car ce serait pour lui la mort d’une inconnue, d’un visage croise dans la rue, d’une photo apercue dans un journal, et soudain il y avait la une telle aberration qu’il s’etait mis a pleurer, non devant la mort, mais a l’idee de ne pas pleurer devant la mort, pauvre idiot vide pres de cette pauvre idiote tout aussi vide que le serpent s’acharnait a vider encore un peu plus.
Comment devient-on aussi vide ? se demanda-t-il. Qui fait ainsi le vide en nous ? Et cette horrible fleur de pissenlit, l’autre jour ! Elle resumait tout, non ? « Quel dommage ! Vous n’etes amoureux de personne ! » Et pourquoi pas ?
Mais a la reflexion, n’y avait-il pas un mur entre Mildred et lui ? Et au sens litteral, pas seulement un mur mais trois a ce jour ! Et ruineux, en plus ! Et les oncles, les tantes, les cousins, les nieces, les neveux qui vivaient dans ces murs, ce ramassis de singes baragouineurs qui ne disaient rien de rien et le disaient a tue-tete. Des le debut, il avait vu en eux des especes de parents. « Comment va l’oncle Louis aujourd’hui ? » « Qui ? » « Et tante Maude ? » En fait, le souvenir le plus significatif qu’il avait de Mildred etait celui d’une petite fille dans une foret sans arbres (bizarre, tout de meme !) ou plutot d’une petite fille egaree sur un plateau ou s’etaient jadis dresses des arbres (on sentait partout le souvenir de leurs formes) : assise au centre du « vivoir ». Le vivoir : quelle trouvaille devenait cette appellation a present ! Peu importait a quel moment il y entrait, les murs parlaient toujours a Mildred.
« Il faut faire quelque chose !
— Oui, il faut absolument faire quelque chose !
— Eh bien, ne restons pas la a causer !
— C’est ca ! Agissons !
— Je suis dans une de ces rages ! » De quoi s’agissait-il donc ? Mildred etait incapable de le dire. Qui etait en rage contre qui ? Mildred ne le savait pas exactement. Qu’allaient-ils faire ? Ca..., disait Mildred. Attendons la suite.
Et Montag d’attendre.
Une tornade de sons jaillissait des murs. La musique le bombardait avec une telle violence qu’il en avait les tendons qui se decollaient presque des os ; il sentait sa machoire vibrer, ses yeux trepider dans sa tete. Il etait comme commotionne. A la fin, il avait l’impression d’avoir ete jete du haut d’une falaise, emporte dans une centrifugeuse puis recrache dans une cascade qui tombait interminablement dans un vide interminable sans jamais... toucher... tout a fait... le fond... et on tombait si vite qu’on ne touchait pas non plus les cotes... qu’on ne parvenait jamais... a toucher... vraiment... quoi que ce soit.
Le tonnerre diminuait. La musique s’eteignait.
« Et voila ! » disait Mildred.
Et c’etait remarquable en verite. Quelque chose s’etait passe. Meme si les personnages sur les murs avaient a peine bouge, meme si rien n’avait ete vraiment resolu, on avait l’impression que quelqu’un avait mis en marche une machine a laver ou vous avait happe dans un gigantesque aspirateur. On etait noye dans la musique, dans une cacophonie absolue. Il sortait de la piece en nage, au bord de l’evanouissement. Derriere lui, Mildred restait assise dans son fauteuil et les voix reprenaient : « Bon, tout ira bien maintenant, disait une 'tante'.
— Oh, n’en sois pas si sure, repondait un 'cousin'.
— Allons, ne te fache pas !
— Qui donc se fache ?
— Toi!
— Moi?
— Tu es furieux.
— Pourquoi serais-je furieux ?
— Parce que !
— Tout ca est tres bien, criait Montag, mais qu’est-ce qui les rend furieux ? Qui sont ces gens ? Qui est ce type et qui est cette bonne femme ? Sont;ils maries, divorces, fiances ou quoi ? Bon Dieu, rien de tout ca ne se tient.
— Ils..., disait Mildred. Eh bien, ils... ils se sont disputes, vois-tu. Ils se disputent beaucoup, c’est vrai. Tu devrais ecouter. Je crois qu’ils sont maries. C’est ca, ils sont maries. Pourquoi ? » Et si ce n’etaient pas les trois murs qui bientot seraient quatre pour que le reve soit complet, c’etait la voiture decouverte et Mildred conduisant a cent cinquante a l’heure a travers la ville, Montag lui hurlant quelque chose et elle lui hurlant sa reponse, chacun essayant de comprendre ce que disait l’autre mais n’entendant que le rugissement du moteur. « Tiens-t’en au moins au minimum autorise ! » vociferait-il. « Quoi ? » glapissaitelle. « Reste a quatre-vingts, le minimum ! » criait-il.
« Le quoi ? » s’egosillait-elle. « La vitesse minimum ! » braillait-il. Et elle poussait a cent soixante, lui coupant le souffle.
Quand ils descendaient de voiture, il s’apercevait qu’elle avait ses Coquillages enfonces dans les oreilles.
Silence. Rien que le doux bruit du vent.
« Mildred. » Il s’agita dans son lit.
Il tendit le bras et lui ota un des petits insectes musicaux de l’oreille. « Mildred ? Mildred ?
— Oui. » Sa voix n’etait qu’un murmure.
Il avait l’impression d’etre une de ces creatures electroniquement incrustees dans les murs audiovisuels, en train de parler, mais sans que les mots parviennent a percer la barriere de cristaux. Il ne pouvait que se livrer a une pantomime dans l’espoir qu’elle se tournerait vers lui et le verrait. Un mur de verre les empechait de se toucher.
« Mildred, tu connais cette fille dont je t’ai parle ?
— Quelle fille ? » Elle etait presque endormie.
« La fille d’a cote.