les titres dores du bout des doigts tandis que ses yeux accusaient Montag.
« Vous n’aurez jamais mes livres, dit-elle.
— Vous connaissez la loi, enonca Beatty. Qu’avezvous fait de votre bon sens ? Il n’y a pas deux de ces livres qui soient d’accord entre eux. Vous etes restee des annees enfermee ici en compagnie d’une fichue tour de Babel. Secouez-vous donc ! Les gens qui sont dans ces bouquins n’ont jamais existe. Allez, suiveznous ! » Elle secoua la tete.
« Toute la maison va sauter », dit Beatty.
Les hommes se dirigerent lourdement vers la porte.
Ils se retournerent vers Montag, reste debout pres de la femme. « Vous n’allez pas la laisser ici ? protesta- t-il.
— Elle ne veut pas venir.
— Alors emmenez-la de force ! » Beatty leva la main dans laquelle etait dissimule son igniteur. « Il faut qu’on rentre a la caserne. Et puis ces fanatiques tentent regulierement de se suicider ; c’est le schema classique. » Montag posa une main sur le coude de la femme. « Venez avec moi.
— Non. Merci quand meme.
— Je compte jusqu’a dix, dit Beatty. Un. Deux.
— Je vous en prie, insista Montag.
— Allez-vous-en, dit la femme.
— Trois. Quatre.
— Venez. » Montag tira la femme par le bras.
« Je veux rester ici, repondit-elle calmement.
— Cinq. Six.
— Vous pouvez arreter de compter », dit-elle. Elle deplia legerement les doigts d’une main et dans sa paume apparut un petit objet effile.
Une simple allumette de cuisine.
A sa vue, les hommes se ruerent hors de la maison.
Le capitaine Beatty, conservant sa dignite, franchit lentement le seuil a reculons, son visage rose brillant de l’eclat de mille brasiers et de mille nuits tumultueuses.
Dieu, pensa Montag, comme c’est vrai ! C’est toujours la nuit que l’alerte est donnee. Jamais en plein jour !
Est-ce parce que le feu offre un spectacle plus beau la nuit ? Parce que ca rend mieux, que ca en impose davantage ?
Dans l’encadrement de la porte, le visage rose de Beatty trahissait a present un debut de panique. La main de la femme se crispa sur l’allumette. Les vapeurs de petrole s’epanouissaient autour d’elle. Montag sentit le livre qu’il cachait battre comme un c?ur contre sa poitrine.
« Allez-vous-en », repeta la femme, et Montag eut vaguement conscience qu’il reculait, s’eloignait, franchissait la porte a la suite de Beatty, descendait les marches, traversait la pelouse, ou la trace du petrole evoquait celle de quelque escargot malefique.
Sur le perron, ou elle s’etait avancee pour les soupeser tranquillement du regard, son calme constituant a lui seul une condamnation, la femme se tenait immobile.
Beatty actionna son igniteur pour mettre le feu au petrole.
Trop tard. Montag etouffa un cri.
La femme tendit le bras, les enveloppant tous de son mepris, et gratta l’allumette contre la balustrade.
Les gens se ruerent hors des maisons tout le long de la rue.
Ils regagnerent la caserne sans echanger un mot ni un regard. Montag etait assis a l’avant avec Beatty et Black.
Ils ne fumaient meme pas leur pipe. Les yeux fixes sur le pare-brise de la grande salamandre, enfermes dans leur silence, ils prirent un virage et poursuivirent leur route.
« Maitre Ridley, lacha enfin Montag.
— Hein ? fit Beatty.
— Elle a dit : 'Maitre Ridley.' Elle a dit je ne sais quoi, un truc dingue, quand nous sommes entres. 'Soyez un homme, Maitre Ridley.' Et je ne sais quoi encore.
— 'Nous allons en ce jour, par la grace de Dieu, allumer en Angleterre une chandelle qui, j’en suis certain, ne s’eteindra jamais' », recita Beatty. Stoneman lanca un coup d’?il au capitaine, et Montag fit de meme, stupefait.
Beatty se frotta le menton. « Un certain Latimer a dit ca a un certain Nicholas Ridley, au moment ou on allait les bruler vifs pour heresie, a Oxford, le 16 octobre 1555. » Montag et Stoneman se remirent a contempler la chaussee qui defilait sous les roues de l’engin.
«Je suis une mine de petits trucs comme ca, reprit Beatty. Pour la plupart des capitaines de pompiers c’est oblige. Il y a des fois ou je me surprends moi-meme.
Attention, Stoneman ! » Stoneman donna un coup de frein.
« Bon sang ! s’exclama Beatty. Vous avez depasse la rue ou on doit tourner pour rentrer a la caserne ! » « Qui est la ?
— Qui veux-tu que ce soit ? » dit Montag dans le noir en s’adossant a la porte qu’il venait de refermer.
Un temps, puis sa femme lanca : « Eh bien, allume !
— Je n’ai pas envie d’allumer.
— Viens te coucher. » Il l’entendit se retourner d’un coup sec ; les ressorts du sommier grincerent.
« Tu es saoul ? » demanda-t-elle.
C’etait sa main qui etait a l’origine de tout. Il sentit cette main, puis l’autre, le debarrasser de son manteau qui alla echouer par terre. Il tendit son pantalon audessus d’un gouffre et le laissa tomber dans le noir. Ses mains avaient ete contaminees, et bientot ce seraient ses bras. Il sentait deja le poison gagner ses poignets, ses coudes, ses epaules, puis sauter d’une omoplate a l’autre telle une etincelle entre deux poles. Ses mains etaient prises de fringale. Et ses yeux commencaient a avoir faim eux aussi, comme s’il leur fallait absolument voir quelque chose, n’importe quoi, tout.
« Mais qu’est-ce que tu fabriques ? » dit sa femme.
Il flottait dans l’espace, le livre dans ses doigts moites et glaces.
Un moment plus tard, elle reprit : « Eh bien, ne reste donc pas plante comme ca au milieu de la chambre. » Un son etouffe s’echappa de ses levres.
« Quoi ? » demanda-t-elle.
D’autres sons etouffes suivirent. Il se dirigea vers son lit d’un pas mal assure et fourra maladroitement le livre sous l’oreiller froid. Il s’ecroula sur le lit et sa femme poussa un petit cri de surprise. Il etait etendu a l’autre bout de la piece, loin d’elle, sur une ile hivernale perdue au milieu d’une mer vide. Elle lui parla durant ce qui lui parut une eternite, de ceci et de cela, et ce n’etaient que des mots, comme il en avait entendu une fois dans la chambre des enfants chez un ami, le babillage d’un gosse de deux ans qui debite des mots sans suite, emet de jolis bruits. Montag, lui, ne disait rien, et au bout d’un long moment, alors qu’il ne produisait que ces sons etouffes, il sentit qu’elle traversait la piece, se penchait sur lui et lui effleurait la joue du bout des doigts. Quand elle retira la main de son visage, il savait qu’elle etait humide.
Tard dans la nuit, il se tourna vers Mildred. Elle ne dormait pas. Une melodie tenue dansait dans l’air. Son Coquillage de nouveau enfonce dans l’oreille, elle ecou- tait des personnages lointains en des lieux lointains, les yeux grands ouverts, fixes sur les tenebreuses profondeurs du plafond.
N’existait-il pas une vieille blague sur cette epouse qui passait tellement de temps au telephone que son mari, desespere, courait au magasin le plus proche et lui telephonait pour s’enquerir de ce qu’il y avait a diner ? Bon, alors pourquoi ne s’achetait-il pas un mini-emetteur pour parler a sa femme au milieu de la nuit, murmurer, chuchoter, crier, hurler, beugler ? Mais que chuchoterait-il, que hurlerait-il ? Que pourrait-il dire ?
Et soudain, elle lui devint si etrangere qu’il eut du mal a croire qu’il la connaissait. Il se trouvait dans une maison qui n’etait pas la sienne, comme dans cette autre blague que l’on racontait, celle du type qui rentre chez lui en pleine nuit, ivre mort, se trompe de porte, penetre dans ce qu’il croit etre sa chambre a coucher, se met au lit avec une etrangere, se leve de bonne heure et part a son travail sans que ni l’un ni l’autre ne se soit apercu de quoi que ce soit.