bibliotheque. Qu’est-ce qui lui est arrive ?
— On l’a embarque pour l’asile. Les hurlements qu’il poussait !
— Il n’etait pas fou. » Beatty arrangea tranquillement ses cartes. «Tout homme qui croit pouvoir berner le gouvernement et nous est un fou.
— J’essayais simplement de m’imaginer ce qu’on ressentirait. Si des pompiers venaient bruler nos maisons et nos livres, je veux dire.
— Nous n’avons pas de livres.
— Mais si on en avait ?
— Vous en avez, vous ? » Beatty battit lentement des paupieres.
« Non. » Le regard de Montag se porta sur le mur ou etaient affichees les listes dactylographiees d’un million de livres interdits. Leurs titres dansaient dans les flammes, brulaient au fil des ans sous sa hache et sa lance qui ne crachait pas de l’eau mais du petrole. « Non. » Mais dans son esprit un vent frais se leva et se mit a souffler de la grille du climatiseur qu’il avait chez lui, tout doux, tout doux, lui rafraichissant le visage. Et de nouveau, il se vit dans un parc verdoyant en train de parler a un vieil homme, un tres vieil homme, et le vent qui venait du parc soufflait le meme froid.
Montag hesita. « Est-ce que... est-ce que ca a toujours ete comme ca ? La caserne, notre boulot ? Je veux dire, bon, il etait une fois ou...
— Il etait une fois ! s’exclama Beatty. En voila une facon de parler ! » Imbecile, se dit Montag, tu finiras par te trahir. Lors du dernier autodafe, un livre de contes, il avait saisi une unique ligne au vol. «Je veux dire autrefois, reprit-il, avant que les maisons soient ignifugees... » Soudain, il lui sembla qu’une voix beaucoup plus jeune parlait a sa place. Il ouvrit la bouche et ce fut Clarisse McClellan qui demanda : « Le role des pompiers n’etait-il pas d’empecher les incendies plutot que de les declencher et de les activer ?
— Ca, c’est la meilleure ! » Stoneman et Black sortirent leur manuel, qui contenait egalement un bref historique des Pompiers d’Amerique, et l’ouvrirent a une page ou Montag, bien que connaissant le texte de longue date, pouvait lire : Fonde en 1790, pour bruler les livres d’obedience anglaise dans les Colonies. Premier pompier : Benjamin Franklin.
REGLEMENT 1. Repondre promptement a l’appel 2. Mettre le feu promptement.
3. Tout bruler.
4. Revenir immediatement a la caserne et faire son rapport.
5. Rester en etat d’alerte dans l’eventualite d’un autre appel.
Tous regardaient Montag. Il resta de pierre.
Le signal d’alarme retentit.
La sonnerie du plafond se mit a retentir obstinement.
Soudain, il n’y eut plus que quatre chaises vides. Les cartes s’eparpillerent comme une rafale de neige. Le mat de cuivre vibra. Les hommes etaient partis.
Montag etait reste assis. En bas, le dragon orange s’eveilla a la vie dans une quinte de toux.
Montag se laissa glisser le long du mat comme dans un reve.
Le Limier robot se dressa dans sa niche, les yeux pareils a deux flammes vertes.
« Montag, vous oubliez votre casque ! » Il le decrocha du mur derriere lui, courut, sauta, et ils foncerent dans la nuit, opposant aux assauts du vent le hurlement de leur sirene et le ferraillement tonitruant de leur engin.
C’etait une maison de deux etages dans la partie la plus ancienne de la ville, lepreuse, vieille de plus d’un siecle, mais qui, comme toutes les autres maisons, avait ete pourvue d’un mince revetement de plastique ignifuge et semblait ne devoir qu’a cette enveloppe protectrice de tenir encore debout.
« Nous y voila ! » La machine s’arreta net. Beatty, Stoneman et Black remonterent l’allee au galop, devenus soudain odieusement volumineux dans leurs epaisses combinaisons ignifugees. Montag suivit le mouvement.
Ils enfoncerent la porte d’entree et empoignerent une femme qui pourtant ne courait pas, n’essayait pas de s’enfuir. Elle se tenait simplement debout, se balancant d’un pied sur l’autre, les yeux fixes dans le vide, face au mur, comme si on lui avait assene un coup terrible sur la tete. Sa langue remuait dans sa bouche, et l’on aurait dit que ses yeux essayaient de se. rappeler quelque chose ; puis la memoire lui revint et sa langue se remit en mouvement.
« 'Soyez un homme, Maitre Ridley. Nous allons en ce jour, par la grace de Dieu, allumer en Angleterre une chandelle qui, j’en suis certain, ne s’eteindra jamais.' — En voila assez ! cria Beatty. Ou sont-ils ? » Il la gifla avec un incroyable detachement et repeta sa question. Les yeux de la vieille femme se concentrerent sur lui. « Vous savez ou ils sont, sinon vous ne seriez pas la », dit-elle.
Stoneman brandit la carte d’alarme telephonique au dos de laquelle figurait la copie de la denonciation : « Avons motif de soupconner grenier n°ll, Elm, en ville.
E. B. » « Ca doit etre Mme Blake, ma voisine, dit la femme en apercevant les initiales.
— Tres bien, les gars, au boulot ! » En un clin d’?il ils etaient en haut dans une obscurite qui empestait le moisi, abattant leurs haches argentees sur des portes qui n’etaient meme pas fermees, s’engouffrant dans les breches comme des gamins chahuteurs et criards.
« He la ! » Une cascade de livres s’abattit sur Montag tandis qu’il gravissait, parcouru de frissons, l’escalier en pente raide.
Quelle plaie ! Jusque-la, ca n’avait jamais ete plus complique que de moucher une chandelle. La police arrivait d’abord, baillonnait la victime au ruban adhesif et l’embarquait pieds et poings lies dans ses coccinelles etincelantes, de sorte qu’en arrivant on trouvait une maison vide. On ne faisait de mal a personne, on ne faisait du mal qu’aux choses. Et comme on ne pouvait pas vraiment faire du mal aux choses, comme les choses ne sentent rien, ne poussent ni cris ni gemissements, contrairement a cette femme qui risquait de se mettre a hurler et a se plaindre, rien ne venait tourmenter votre conscience par la suite. Ce n’etait que du nettoyage. Du gardiennage, pour l’essentiel. Chaque chose a sa place.
Par ici le petrole ! Qui a une allumette ?
Mais ce soir quelqu’un avait perdu les pedales. Cette femme gatait le rituel. Les hommes faisaient trop de bruit, riant et plaisantant pour couvrir son terrible silence accusateur au rez-de-chaussee. Sa presence faisait planer dans les pieces vides un grondement lourd de reproche, leur faisait secouer une fine poussiere de culpabilite qui s’infiltrait dans leurs narines tandis qu’ils se ruaient en tous sens. Les regles du jeu etaient faussees et Montag en eprouvait une immense irritation. Elle n’aurait pas du etre la en plus de tout le reste !
Des livres lui degringolaient sur les epaules, les bras, le visage. Un volume lui atterrit dans les mains, presque docilement, comme un pigeon blanc, les ailes palpitantes. Dans la penombre tremblotante, une page resta ouverte, comme une plume neigeuse sur laquelle des mots auraient ete peints avec la plus extreme delicatesse. Dans la bousculade et l’effervescence generale, Montag n’eut que le temps d’en lire une ligne, mais elle flamboya dans son esprit durant la minute suivante, comme imprimee au fer rouge. « Le temps s’est endormi dans le soleil de l’apres-midi. » Il lacha le livre. Aussitot, un autre lui tomba dans les bras.
« Montag, par ici ! » La main de Montag se referma comme une bouche, ecrasa le livre avec une ferveur sauvage, une frenesie proche de l’egarement, contre sa poitrine. La-haut, les hommes lancaient dans l’air poussiereux des pelletees de magazines qui s’abattaient comme des oiseaux massacres tandis qu’en bas, telle une petite fille, la femme restait immobile au milieu des cadavres.
Montag n’y etait pour rien. C’etait sa main qui avait tout fait; sa main, de son propre chef, douee d’une conscience et d’une curiosite qui faisaient trembler chacun de ses doigts, s’etait transformee en voleuse. Voila qu’elle fourrait le livre sous son bras, le pressait contre son aisselle en sueur, et resurgissait, vide, avec un geste de prestidigitateur. Admirez le travail ! L’innocence meme ! Regardez !
Stupefie, il regarda cette main blanche. De loin, comme s’il etait hypermetrope ; de pres, comme s’il etait aveugle.
« Montag ! » Il sursauta.
« Ne restez pas la, idiot ! » Les livres gisaient comme des monceaux de poissons mis a secher. Les hommes dansaient, glissaient et tombaient dessus. Des titres dardaient leurs yeux d’or, s’eteignaient, disparaissaient.
« Petrole ! » Ils se mirent a pomper le liquide froid aux reservoirs numerotes 451 fixes a leurs epaules. Ils aspergerent chaque livre, inonderent toutes les pieces.
Ils se precipiterent en bas, Montag titubant a leur suite dans les vapeurs de petrole.
« En route, la femme ! » Agenouillee au milieu des livres, elle caressait le cuir et le carton detrempe, lisait